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changer d’opinion : et le premier paradoxe ainsi adopté m’aurait enchaîné pour toute ma vie. Si la paresse a des inconvéniens, elle a bien aussi des avantages. Je ne me bornai pas longtemps à une vie paisible et studieuse, de nouvelles amours vinrent me distraire, et comme j’avais trois ans de plus qu’à Erlang, je fis aussi trois fois plus de folies. L’objet de ma passion était une Anglaise, d’environ trente à trente-cinq ans, femme de l’ambassadeur d’Angleterre à Turin. Elle avait été très belle et avait encore un très joli regard, des dents superbes, et un charmant sourire. Sa maison était fort agréable, on y jouait beaucoup, de sorte que je trouvais à y contenter un goût plus vif encore que celui que la dame elle-même m’inspirait. Mme Trevor était extrêmement coquette et avait le petit esprit fin et maniéré que la coquetterie donne aux femmes qui n’en ont pas d’autre. Elle vivait assez mal avec son mari dont elle était presque toujours séparée : et il y avait toujours à sa suite cinq ou six jeunes Anglais. Je commençai par me jeter dans sa société parce qu’elle était plus brillante et plus animée que toute autre à Lausanne. Ensuite, voyant que la plupart des jeunes gens qui l’entouraient lui faisaient la cour, je me mis en tête de lui plaire. Je lui écrivis une belle lettre pour lui déclarer que j’étais amoureux d’elle. Je lui remis cette lettre un soir, et retournai le lendemain pour recevoir sa réponse. L’agitation que me causait l’incertitude sur le résultat de ma démarche m’avait donné une sorte de fièvre qui ressemblait assez à la passion que d’abord je n’avais voulu que feindre. Mme Trevor me répondit par écrit, comme cela était indiqué dans la circonstance. Elle me parlait de ses liens et m’offrait la plus tendre amitié. J’aurais dû ne pas m’arrêter à ce mot et voir jusqu’où cette amitié nous aurait conduits. Au lieu de cela, je crus adroit de montrer le plus violent désespoir de ce qu’elle ne m’offrait que de l’amitié en échange de mon amour : et me voilà à me rouler par terre et à me frapper la tête contre la muraille sur ce malheureux mot d’amitié. La pauvre femme, qui probablement avait eu affaire à des gens plus avisés, ne savait comment se conduire dans cette scène, d’autant plus embarrassante pour elle que je ne faisais aucun mouvement qui la mît à même de la terminer d’une manière agréable pour tous deux.

Je me tenais toujours à dix pas et quand elle s’approchait de moi pour me calmer ou me consoler, je m’éloignais en lui répétant que, puisqu’elle n’avait pour moi que de l’amitié, il ne me