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me donna pour précepteur un Français, M. de la Grange, qui était entré comme chirurgien-major dans son régiment. Ce M. de la Grange faisait profession d’être athée. C’était du reste, autant qu’il m’en souvient, un homme assez médiocre, fort ignorant, et d’une vanité excessive. Il voulut séduire la fille d’un maître de musique chez qui je prenais des leçons. Il eut plusieurs aventures assez scandaleuses. Enfin il se logea avec moi dans une maison suspecte, pour être moins gêné dans ses plaisirs. Mon père arriva furieux de son régiment, et M. de Lagrange fut chassé. En attendant que j’eusse un autre mentor, mon père me plaça chez mon maître de musique. J’y demeurai quelques mois. Cette famille que le talent du père avait sortie de la classe la plus commune me nourrissait et me soignait fort bien, mais ne pouvait rien pour mon éducation ; j’avais quelques maîtres dont j’esquivais les leçons, et l’on avait mis à ma disposition un cabinet littéraire du voisinage dans lequel il y avait tous les romans du monde, et tous les ouvrages irréligieux alors à la mode. Je lisais huit à dix heures par jour tout ce qui me tombait sous la main, depuis les ouvrages de La Mettrie jusqu’aux romans de Crébillon. Ma tête et mes yeux s’en sont ressentis pour toute ma vie. Mon père qui, de temps en temps, venait me voir, rencontra un ex-jésuite qui lui proposa de se charger de moi. Cela n’eut pas lieu, je ne sais pourquoi. Mais dans le même temps un ex-avocat français, qui avait quitté son pays pour d’assez fâcheuses affaires et qui étant à Bruxelles, avec une fille qu’il faisait passer pour sa gouvernante, voulait former un établissement d’éducation, s’offrit et parla si bien que mon père crut avoir trouvé un homme admirable. M. Gobert consentit pour un prix très haut à me prendre chez lui. Il ne me donna que des leçons de latin qu’il savait mal, et d’histoire, qu’il ne m’enseignait que pour avoir une occasion de me faire copier un ouvrage qu’il avait composé sur cette matière et dont il voulait avoir plusieurs copies. Mais mon écriture était si mauvaise et mon inattention si grande, que chaque copie était à recommencer, et pendant plus d’un an que j’y ai travaillé, je n’ai jamais été plus loin que l’avant-propos. M. Gobert cependant et sa maîtresse, étant devenus l’objet des propos publics, mon père en fut averti. Il s’ensuivit des scènes dont je fus témoin et je sortis de chez ce troisième précepteur, convaincu pour la troisième fois que ceux qui étaient chargés de m’instruire et de me corriger étaient eux-mêmes des hommes très ignorans et très immoraux. Mon père