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le cahier rouge de benjamin constant.


I

Je suis né le 25 octobre 1767, à Lausanne, en Suisse, d’Henriette de Chandieu[1], d’une ancienne famille française[2], réfugiée dans le pays de Vaud pour cause de religion, et de Juste Constant de Rebecque[3], colonel dans un régiment suisse au service de Hollande. Ma mère mourut en couches, huit jours après ma naissance. Le premier gouverneur dont j’ai conservé un souvenir un peu distinct fut un Allemand nommé Stroelin, qui me rouait de coups, puis m’étouffait de caresses pour que je ne me plaignisse pas à mon père. Je lui tins toujours fidèlement parole, mais la chose s’étant découverte malgré moi, on le renvoya de la maison. Il avait eu, du reste, une idée assez ingénieuse, c’était de me faire inventer le grec pour me l’apprendre, c’est-à-dire qu’il me proposa de nous faire à nous deux une langue qui ne serait connue que de nous : je me passionnai pour cette idée. Nous formâmes d’abord un alphabet, où il introduisit les lettres grecques. Puis nous commençâmes un Dictionnaire dans lequel chaque mot français était traduit par un mot grec. Tout cela se gravait merveilleusement dans ma tête, parce que je m’en croyais l’inventeur. Je savais déjà une foule de mots grecs, et je m’occupais de donner à ces mots de ma création des lois générales, c’est-à-dire que j’apprenais la grammaire grecque, quand mon précepteur fut chassé. J’étais alors âgé de cinq ans. J’en avais sept quand mon père m’emmena à Bruxelles, où il voulut diriger lui-même mon éducation. Il y renonça bientôt, et

  1. La famille de Chandieu était du Dauphiné. Antoine de la Roche-Chandieu, pasteur zélé, était aumônier de Henri IV à la bataille de Coutras. Ils émigrèrent en Suisse pour cause de religion.
    Voyez, pour plus de détails : Lettres de Benjamin Constant à sa famille, précédées d’une Introduction par Jean H. Menos, Albert Savine. Paris, 1888.
  2. Les Constant de Rebecque sont originaires d’Aire-en-Artois. L’un d’eux passa du service de Charles-Quint à celui de Henri IV dont il sauva la vie à la bataille de Coutras. Ayant embrassé la Religion réformée, ils se réfugièrent en Suisse lors des persécutions. Plusieurs d’entre eux suivirent la carrière des armes au service des Pays-Bas. Le père de Benjamin fut du nombre.
  3. M. Juste de Constant avait une figure imposante, beaucoup d’esprit et de singularité dans le caractère. Il était défiant, aimait à cacher ses actions, changeait facilement de principes et de façons de penser. Il eut des amis et des ennemis violons. »
    Mlle de Chandieu était belle et d’un caractère angélique. Elle mourut après deux ans, de mariage, et ce malheur a influé sur tout le reste de la vie de son mari. » Journal de Rosalie de Constant : Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, par Lucie Achard. Eggimann, Genève, 1902.