Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout entière consacrée à la presse, au moment où il dirigeait avec un grand tact la Revue politique et littéraire. Nous nous connaissions depuis si longtemps, nous avions l’un dans l’autre une confiance si entière qu’il m’autorisait à remplir, sans même le consulter, les deux premières pages de la Revue littéraire chaque fois que je trouverais un sujet politique intéressant. Deux jours avant la date où se publiait le numéro, je n’avais qu’à porter l’article directement à l’imprimerie. Eugène Yung ne voulait pas que l’article fût signé, afin de me laisser toute liberté de juger les hommes et les choses. Peu de nos camarades ont eu au même degré que cet écrivain bienveillant et charmant le respect de l’opinion des autres, le sens très net du libéralisme. Toute atteinte portée à la liberté, même de ses adversaires, lui était une souffrance. On n’est du reste libéral et même républicain qu’à ce prix. Les majorités qui écrasent de leur poids les minorités dissidentes peuvent se qualifier de républicaines. Au fond, ce n’est plus l’esprit de la République qu’elles représentent : c’est l’esprit de Louis XIV, de la Convention et de l’Empire.

J’ai dû à la Revue Nationale l’amitié de deux poètes qui ont eu de la réputation, mais qui, comme Eugène Manuel, n’ont peut-être pas été jusqu’au bout de leur destinée, et qui méritaient d’être plus connus et plus appréciés. Deux œuvres recommandent le nom de Louis Ratisbonne : La comédie enfantine qui a fait la joie de tant de familles, et dont quelques vers délicats sont justement cités dans les anthologies à l’usage de la jeunesse, et la traduction de la Divine Comédie.

C’était une nature essentiellement poétique, peu faite pour d’autres travaux que des travaux d’imagination. Il est mort sous-bibliothécaire du Sénat, très poli, très cordial, mais plus disposé à s’absorber dans son rêve qu’à manier les livres dont il avait la garde. Je lui conserve une profonde reconnaissance pour m’avoir fait connaître sa sœur, Mme Alexandre Singer, une des personnes les meilleures et les plus spirituelles de notre temps. Que d’heures délicieuses nous avons passées dans le salon si hospitalier du quai Malaquais et dans le splendide château de Neufmoutiers ! Nous y rencontrions Octave Feuillet et sa femme, si fins tous deux, Amédée Achard, John Lemoinne, la comtesse de Chambrun, Adolphe Franck, le prince Georges Bibesco, Prévost Paradol, le prince Albert de Monaco. La maîtresse de la maison, dont la vieillesse est assombrie par des chagrins intimes, garde