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tous les jours à l’image que nous nous faisons du monde et à la vie que nous y menons. Jaloux, comme ses amis, d’opposer, à l’idée de tradition, celle de progrès, il n’a pas commis l’erreur que tant d’autres commettront même après lui, et qui consiste à croire que dans tous les ordres et de toutes manières l’histoire de l’humanité est celle d’une marche incessante vers le mieux. Il a vu qu’il en est ainsi dans le seul domaine scientifique et que la notion du progrès a donc dans la science sa seule base solide. Cette idée même de la science, confuse encore et vague jusque dans l’esprit des savans, il l’a éclaircie et il a reconnu les véritables élémens qui la composent. Il notait déjà, dès le temps des Dialogues, qu’il y a dans la nature un ordre invariable ; et la croyance à la stabilité des lois de la nature est en effet le premier mot d’une définition de la science. Distinctes aujourd’hui, dans l’état fragmentaire où sont nos connaissances, les sciences n’en soutiennent pas moins entre elles des rapports. C’est sur cette vue magnifique que se termine la Préface de l’Histoire de l’Académie des Sciences : « Le temps viendra peut-être que l’on joindra en un corps régulier ces membres épars ; et s’ils sont tels qu’on le souhaite, ils s’assembleront en quelque sorte d’eux-mêmes. Plusieurs vérités séparées, dès qu’elles sont en assez grand nombre, offrent si vivement à l’esprit leurs rapports et leur mutuelle dépendance, qu’il semble qu’après avoir été détachées par une espèce de violence les unes d’avec les autres, elles cherchent naturellement à se réunir. » Un jour viendra-t-il où cette unité se réalisera et où toutes les sciences se fondront en une sorte de géométrie supérieure ? En attendant, et quand même cette unité ne devrait être que le but sans cesse poursuivi et jamais atteint, la science nous fournit le seul type qu’il y ait de la certitude. « Quand les nombres et les lignes ne conduiraient absolument à rien, ce seraient toujours les seules connaissances certaines qui aient été accordées à nos lumières naturelles…[1]. » Toute vérité pour être hors des atteintes de la controverse et des doutes devra être façonnée sur ce modèle. « L’esprit géométrique n’est pas si attaché à la géométrie qu’il n’en puisse être tiré et transporté à d’autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d’éloquence en sera plus beau, toutes choses égales d’ailleurs, s’il est fait de main de géomètre. » L’idée de science devient ainsi comme l’asile où l’esprit humain peut s’abriter sûrement et d’où il va défier tout ce qui risque d’être en désaccord ou en contradiction avec elle.

  1. Préface.