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vant, tous les émigrans, sans exception, demandaient avec instance qu’on les rapatriât : la faillite de l’expérience était complète.

Restait à en dégager la moralité. Ce fut M. Roche qui s’en chargea. Il avait succédé comme inspecteur général des pêches à M. Bouchon-Brandely, promoteur du mouvement d’émigration, et il n’avait aucune des illusions de son prédécesseur. Il vit tout de suite les vraies causes, les causes profondes et irrémédiables de l’insuccès de l’expérience. Sans doute il était exact que la sardine, d’ordinaire si abondante dans les eaux algériennes et tunisiennes, n’avait presque pas « levé » en 1892. Mais, quand même la sardine aurait été plus abondante, l’échec de la tentative n’en était pas moins assuré. Le régime de la Méditerranée est tout différent de celui de la Manche et de l’Atlantique, et l’on ne s’y plie point du premier coup. M. Roche citait à l’appui de sa thèse le cas de deux marins-pêcheurs de Boulogne (on sait que les Boulonnais jouissent d’une réputation méritée comme pêcheurs hauturiers), deux frères, tous deux mariés, qui étaient venus s’établir à Bône sur les conseils du gouverneur général. Celui-ci avait fait pour eux ce qu’il avait fait pour les pêcheurs bretons de Philippeville. Avec les 400 francs de leur allocation et les économies qu’ils possédaient, les deux frères achetèrent un bateau, des palangres et, pour plus de sûreté, embarquèrent avec eux un homme du pays. « Mais l’ignorance de la langue, dit M. Roche, le maniement d’une embarcation d’un type nouveau pour eux, leur défaut de connaissance des fonds de pêche et des conditions de la navigation, leur suscitèrent de telles difficultés qu’ils durent renoncer à pratiquer le métier de pêcheur. Ils se trouvèrent réduits à la plus grande misère et forcés de chercher un emploi. » Là où des marins boulonnais avaient échoué, comment aurait-on voulu que réussissent des marins bretons ? J’aime beaucoup mes compatriotes, mais enfin il me faut bien reconnaître que l’esprit d’initiative n’est pas leur qualité maîtresse[1] et qu’il n’est pas d’hommes peut-être chez qui les habitudes héritées ou acquises aient autant de force et laissent moins de prise aux influences extérieures. Et je ne parle pas de cette nostalgie qui est le mal de tous les émigrans bretons.

  1. Exception faite pour deux ou trois catégories maritimes déterminées comme les Grésillons ou pêcheurs de Groix, les plus hardis et les plus fins marins de l’Atlantique, et les pêcheurs de Primel, qui ont trouvé le moyen de se passer de mareyeurs et traitent directement avec les facteurs aux Halles.