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parfois à un équipage la chance de capturer en une journée plus qu’un autre équipage-en un mois de travail. Le pêcheur auquel le sort avait été défavorable, sans songer à accuser son inertie ou son défaut de technique, imputait aussitôt sa malchance persistante aux heureux coups de senne du voisin, qui avait détruit sa part de poisson. » Au besoin, jadis, il accusait ce voisin de complicité avec le diable. Etienne Guillou, de Concarneau, l’héroïque sardinier-pilote qui sauva 122 équipages, avait été surnommé le sorcier pour ses succès à la pêche : on disait que, quand il eût jeté son filet dans une lande, il en eût ramené du poisson. Une célébrité plus contestable de l’industrie sardinière, Pobet-Coz, d’Audierne, passait pour devoir sa chance extraordinaire à la présence d’un sachet magique, caché dans la doublure de sa vareuse[1].

Peut-être ne croit-on plus beaucoup au diable, en Bretagne ; mais la propagande syndicaliste n’y a pas encore ruiné tous les préjugés et le plus déplorable de tous, celui qui, dans le choix de ses engins, fait du pêcheur sardinier l’esclave de la routine et de l’imprévoyance. La crise s’aggrave pourtant ; la misère augmente. Encore deux ou trois ans de ce régime et l’industrie sardinière aura vécu. Mais 150 usines, 160 ateliers de presse et salaison ne disparaîtront pas sans que nos pêcheurs en éprouvent le contre-coup. Eux-mêmes ne l’auraient pas cru, s’il ne s’était trouvé de profonds politiques pour leur donner l’assurance du contraire. « La pêche du large, écrivait M. Le Bail dans le Matin, doit être le suprême espoir et la suprême pensée de nos marins cornouaillais ! » Et il n’est que trop vrai qu’en plusieurs ports du Finistère, ces mêmes marins qui, par crainte d’un léger changement à leurs habitudes, ne peuvent se résigner à l’adoption des filets tournans et des petites sennes Belot, sont tout prêts à braver la haute mer et à se muer en pêcheurs de thon… Les fabricans ne sont point des anges. S’ils faisaient leur examen de conscience, ils reconnaîtraient qu’ils ne se sont point toujours conduits envers les pêcheurs comme la stricte équité l’eût voulu. On ne joue point impunément au Moloch industriel, et un moment vient où la patience des victimes se lasse. Or, il n’est que trop visible, à certains signes, que ce moment approche, s’il n’est déjà venu. Du moins les fabricans, par l’attitude conciliante qu’ils ont adoptée en ces dernières années, ont-ils racheté largement leurs

  1. Cf. Le Garguet, Revue des traditions populaires, tome IV.