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Fauriel : il expliquait en effet, dans son Histoire de la poésie provençale, que les Francs du VIe siècle avaient nécessairement possédé certaines traditions nationales sur leurs origines, que ces traditions s’étaient propagées dans les sphères gallo-romaines, et que les premiers chroniqueurs les avaient enregistrées ou s’en étaient inspirés. Telle était aussi l’impression d’Ampère ; telle, encore, celle d’Auguste-Guillaume Schlegel. Il leur paraissait vraisemblable que Grégoire de Tours, que Frédégaire, que le moine neustrien qui écrivit la Geste des Francs[1], firent passer dans leurs chroniques beaucoup de ces inventions poétiques que prolongeait autour d’eux la fidélité des lèvres humaines.

Mais trop érudits, trop distans, trop exclusivement intellectuels pour prendre vraiment contact avec la foule anonyme, Grégoire et Frédégaire, ainsi que le moine qui leur succéda, risquaient de comprendre assez mal les traditions à demi barbares dont cette foule était dépositaire. Il n’y a pas de pires contresens que ceux que commettent les savans : ils étaient exposés à ces contresens.

De toutes pièces, aujourd’hui, l’historien doit reprendre leur besogne, et s’efforcer, sous le vernis de leur prose, de retrouver la poésie qu’ils disloquaient, résumaient, corrigeaient et massacraient. C’est à quoi s’essaya, dès 1856, un jeune professeur allemand, M. Junghans. S’attaquant à l’histoire traditionnelle de Childéric et de Clovis, il y démêla ce qui était chants populaires et ce qui était faits historiques. Mais, en dépit du sérieux appui que prêta plus tard à ces conclusions M. Gabriel Monod, il semblait que leur originalité même, qui en faisait le prix, nuisît à leur crédit et provoquât une invincible défiance : les Henri Martin et les Leopold Ranke continuèrent d’admettre, en bloc, comme intégralement vraies ou peu s’en fallait, toutes les données des chroniques sur l’époque mérovingienne. Lorsque enfin le livre de M. Pio Rajna : Delle origini dell’epopea francese, publié à Florence en 1884, eut embelli d’un portique nouveau l’histoire littéraire de la France en affirmant l’existence d’une épopée franque, mère de l’épopée française, il convenait qu’un historien, feuilletant de page en page Grégoire de Tours, Frédégaire et la Geste des Francs, suivît comme à la piste, dans ces chroniques compassées, les apports de l’imagination populaire, et

  1. Kurth, Étude critique sur le Gesta Regum Francorum (Bulletins de l’Académie royale de Belgique, 1889).