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ma mère, ce dernier mot était lourd de menaces, car les officiers de marine que nous connaissions se plaisaient malicieusement à lui dépeindre les écueils de ces rives perfides, autrefois habitées par les sirènes de la fable, et ils appuyaient sur certains souvenirs, glissant sur d’autres.

Alors, songeuse et préoccupée, ma mère revenait à M. de K… ; n’avait-elle pas confié son fils autant à sa conscience qu’à son affection ? Il était, en effet, beaucoup plus complet que mon frère. « Veillez sur lui, écrivait-elle à Mentor, me pardonnerez-vous de prendre si à la lettre votre bonne volonté ? »

Non seulement M. de K… devint son confident, mais son complice dans cette œuvre de protection occulte. J’aurais voulu lire les lettres que lui adressait ma mère, — dont l’esprit très cultivé était fin et solide, le cœur lumineux, pénétrant, — vraies lettres de femme dont l’un et l’autre gardaient le secret. Mais ce mystère n’était pas si profond que le voile n’en fût parfois soulevé. Voici une lettre écrite du large et, malgré sa longueur, je la cite tout entière :


En mer.

Madame,

Puisque vous m’honorez si particulièrement de votre confiance, je vais vous parler en marin, non sans atténuer la hardiesse de notre langage.

Eh bien ! monsieur votre fils s’est grisé hier (le mot fatal est écrit) et grisé très joliment.

Nous nous sommes arrêtés à Gorée, 8 heures passées à terre en relâche ! En cinq minutes, des chevaux furent commandés, sellés, enfourchés. C’est le « lâchez tout. » Une fois lancés, nous chantons des airs d’opéras, — d’opéras très comiques, ameutant les populations.

Nous filons ventre à terre. Pour arriver ? Non, mais pour courir, vivre dans l’espace, respirer l’odeur des prés, être emporté… Quelle furia !… Nous avions grand air, madame, que vous en semble ?

On pouvait nous prendre pour des échappés de Charenton. En effet, un vaisseau n’est-il pas l’asile de ces détraqués qui ne connaissent ni l’intrigue ni le trafic, assez fous pour quitter plaisirs, famille, patrie, et voguer sur les mers, prodigues de leur vie, parlant de Dieu et de la France aux races jaunes, cuivrées ou noires ?

Je reviens à mes… chevaux, fourbus, blancs d’écume, à