Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de le quitter ainsi, non que je doutasse de sa solidité, mais de le voir commencer déjà cette vie d’isolement à laquelle il était destiné.

Je partis, seule aussi. Pour la première fois, mon beau pays de France me sembla moins beau malgré sa splendeur d’été. Cependant cette splendeur était réelle, superbe ! La merveilleuse harmonie des cieux et de la terre était si complète que j’en fus pénétrée, presque froissée. Plus cette évidence me saisissait, plus vivement j’en souffrais, impression de l’être moral étreint du plus cruel chagrin en présence des choses qui ne sentent rien et qui ne changent pas.

Non seulement les choses, mais les hommes me blessaient par leur joie bruyante. Un tel triomphe, la paix conclue par la France[1], les transportaient et m’auraient naguère exaltée. Mais aujourd’hui mon âme était moins ouverte aux enivremens de la gloire nationale, — j’en savais le prix ; — nous l’avions payée de notre sang.

Combattue par des sentimens si divers, j’avais hâte d’arriver et de vivre dans cette région sauvage où j’avais passé une partie de mon enfance, coin perdu au bord de la Suisse, entre les grands monts et un large cours d’eau. J’y avais autrefois vécu des jours très heureux avec mes parens et mes deux frères. L’aîné, tendre et déjà sage, surveillait « les petits » comme il nous appelait. — « Ne les suis donc pas toujours, disait ma mère. — Mais s’ils se noyaient, qui les sauverait ? » C’est alors que s’éveilla en son cœur maternel cette prédilection pour lui dont son amour nous ménageait les nuances. Ainsi tous mes souvenirs jaillissaient du passé, comme cette rivière jaillissait de sa source inépuisable. Devant ces eaux qui fuyaient rapides, je songeais aux générations qui se succèdent et disparaissent comme ces flots, alors que la nature reste insensible à tout tressaillement humain.


VI

Non moins indifférent, le temps, lui aussi, poursuit sa marche. Mon frère Robert achevait péniblement ses études, mais l’effort dernier lui valut un succès.

À M. et Mme Le Brieux, à Brescia.


Août 1859.

Mes bien chers parens,

J’ai quitté Brest hier matin et depuis quelques heures seulement je suis dans notre famille de ***. Sans vous, que ce retour me fut

  1. Signée le 8 juillet.