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Lorsque j’arrivai dans l’intérieur de la ferme j’eus un affreux spectacle. Le sol était couvert de morts et de blessés, horriblement mutilés par nos grosses balles.

Mon premier soin fut d’établir une ambulance. La vue de tous ces malheureux me faisait mal. Parlant imparfaitement leur langue, je pus cependant leur faire comprendre ce que je voudrais entendre, si j’étais ainsi frappé loin de ma patrie.

Les quatre officiers me rendirent leur épée. Je leur serrai la main, — un prisonnier n’étant plus un ennemi, mais un infortuné ; — c’est triste, c’est dur, de recevoir l’épée d’un officier.

Lorsque toutes mes dispositions furent prises, mes prisonniers installés dans une grande chambre, et bien gardés, je fis allumer du feu pour nous sécher, apporter du pain et du vin, car nous n’avions encore rien pris, — nos habits souillés de boue, déchirés nous donnaient quelque ressemblance avec des brigands.

Après avoir accompli ce coup de main, — selon la modeste expression de mon père, — le surlendemain il nous écrivait : — « L’Empereur vient de me nommer officier de la Légion d’honneur. »

Puis ses lettres devinrent rares et courtes, tracées soit pendant une halte, soit sur le pommeau de sa selle : des marches plus rapides, des ordres immédiats, un qui-vive permanent, en un mot toutes les péripéties de la guerre, demain ses dernières horreurs.

M. Lucien de F…, aide de camp, à M. Robert Le Brieux. au « Borda. »


23 juin 1859.

Cher amiral,

Je viens te parler de ton père. Son intrépidité, sa vaillance ne sont dépassées que par sa modestie. Ne souris pas de ce mot, ne t’étonne pas : c’est une vertu rare dans la vie, au camp comme ailleurs.

T’a-t-il écrit ? Sais-tu, par ta mère ou ta sœur, sa belle action ?… Si tu l’ignores encore, il faut que tu saches ce que j’ai vu, c’est un exemple.

Ici, on ne s’abuse pas sur les gens, on jauge les hommes. J’en ai vu quelques-uns, je te réponds que parmi ceux-là, ton père est l’un des plus forts.