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l’attendîmes ainsi inutilement toute la journée[1]. M. Pillichody était en fureur et s’épuisait en protestations que jamais il ne reconnaîtrait pour son ami un homme qui manquait à un rendez-vous de cette espèce. « J’ai eu, me disait-il, mille affaires pareilles sur le dos, et j’ai toujours été le premier au lieu indiqué. Si Duplessis n’est pas mort, je le renie, et s’il ose m’appeler encore son ami, il ne mourra que de ma main. » Il s’exprimait ainsi dans son désespoir chevaleresque, lorsque arriva subitement un de mes oncles, père du cousin qui m’avait accompagné. Il venait m’arracher aux périls qui me menaçaient et fut tout étonné de me trouver causant avec le second de mon adversaire sans que cet adversaire se fût présenté. Après avoir ainsi attendu encore, nous prîmes le parti de nous en retourner. M. Pillichody nous devança, et comme nous passions devant la campagne qu’habitait M. Duplessis, nous trouvâmes toute la famille sur le grand chemin, qui venait me faire des excuses[2].

  1. Le duel avec M. Duplessis finit par avoir lieu, car il se trouve mentionné dans le Journal intime en ces termes : « Il y a seize ans aujourd’hui (la date manque) que je me suis battu à Colombier et très bien battu, avec M. Duplessis. »
    Journal intime de Benjamin Constant et lettres à sa famille et à ses amis, précédés d’une introduction par D. Melegari. Paris, Ollendorff, 1895.
  2. Le Cahier Rouge se termine au milieu du récit de ce duel manqué. Il reste dans le manuscrit plusieurs pages vides qui font supposer que ce journal n’a point été continué. Benjamin Constant a d’ailleurs passé en voyage presque toute l’année 1811. Quittant Paris en janvier, ses lettres sont datées successivement de Melun, Lausanne, Lyon, Bâle, Strasbourg, Francfort, Cassel, et enfin depuis la fin d’août du château du Hardenberg, où il fit un séjour assez prolongé avec sa femme dans la famille de celle-ci. Il est possible qu’il ait employé les loisirs de cette villégiature pour rédiger ces notes devant servir à l’histoire de sa vie.
    Il y a lieu de supposer que c’est le Cahier Rouge dont Benjamin Constant fit présent à son secrétaire peu de jours avant sa mort, ne pouvant autrement rémunérer ses services. Les traces de ce journal qui devait servir à la rédaction de ses Mémoires, et dont font mention Loève Weimars et Sainte-Beuve, se sont perdues ; il est probable qu’il a été racheté par M. Auguste de Constant d’Hermenches.
    Le fils de ce dernier, M. Adrien de Constant, qui transcrivit en lettres latines le Journal intime, écrit en caractères grecs, et qui y pratiqua les coupures nécessaires à sa publication, fait mention, dans une notice sur Benjamin Constant, d’un autre journal rédigé par lui dans sa jeunesse. Il y serait question des débuts de son intimité avec Mme de Staël, et ce diarium comblerait donc l’intervalle entre la fin du Cahier Rouge en 1787, et le commencement du Journal intime, datant de 1804. Ce manuscrit, si tant est qu’il existe encore, doit se trouver entre les mains des descendans de M. Adrien de Constant.
    Voyez pour ces détails l’Introduction du Journal intime, par D. Melegari, p. VII, VIII, IX, Ollendorff, Paris, 1895.