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ma route. Mais je me trouvai tout d’un coup complètement ivre, au point de sentir que je ne savais plus ce que je faisais et que je ne pouvais en rien répondre de moi-même. J’eus pourtant assez de raison pour être fort effrayé de cet état dans une ville inconnue, tout seul et avec si peu d’argent dans ma poche. Ce m’était une sensation très singulière que d’être ainsi à la merci du premier venu et privé de tout moyen de répondre, de me défendre et de me diriger. Je fermai ma porte à clef, et m’étant ainsi mis à l’abri des autres, je me couchai à terre pour attendre que les idées me revinssent. Je passai ainsi cinq ou six heures, et la bizarrerie de la situation, jointe à l’effet du vin, me donna des impressions si vives et si étranges que je me les suis toujours rappelées. Je me voyais à 300 lieues de chez moi, sans biens ni appui quelconque, ignorant si mon père ne m’avait pas désavoué et ne me repousserait pas pour jamais, n’ayant pas de quoi vivre quinze jours et m’étant mis dans cette position sans aucune nécessité et sans aucun but. Mes réflexions dans cet état d’ivresse étaient beaucoup plus sérieuses et plus raisonnables que celles que j’avais faites, quand je jouissais de toute ma raison, parce qu’alors j’avais formé des projets et que je me sentais des forces, au lieu que le vin m’avait ôté toute force, et que ma tête était trop troublée pour que je pusse m’occuper d’aucun projet. Peu à peu mes idées revinrent, et je me trouvai assez rétabli dans l’usage de mes facultés pour prendre des informations sur les moyens de continuer ma route plus commodément. Elles ne furent pas satisfaisantes. Je ne possédais pas assez d’argent pour acheter un vieux cheval dont on me demandait douze louis. Je repris une chaise de poste, adoptant ainsi la méthode la plus chère de voyager précisément parce que je n’avais presque rien, et je fus coucher dans un petit bourg appelé Wisbeach. Je rencontrai en chemin un bel équipage qui avait versé. Il y avait un monsieur et une dame. Je leur offris de les conduire dans ma voiture. Ils acceptèrent. Je me réjouis de ce que cette rencontre me faisait passer une soirée moins solitaire. Mais à ma grande surprise, en mettant pied à terre, le monsieur et la dame me firent une révérence et s’en allèrent sans dire mot. J’appris le lendemain qu’il y avait une mauvaise troupe de comédiens ambulans qui jouaient dans une grange : et me trouvant aussi bien là qu’ailleurs, je me décidai à y rester pour aller au spectacle. Je ne sais plus quelle pièce on représentait.