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L’OMBRE S’ÉTEND SUR LA MONTAGNE
DEUXIÈME PARTIE[1]
I. - LETTRES
Lysel à Mme Jaffé.

... Mes pires craintes ne se sont pas réalisées : j’ai retrouvé le vieil ami, le vieux maître, le père, comme nous l’appelions quelquefois. On le sauvera peut-être. « Puisqu’il n’est pas mort sur le coup, » dit le médecin, il a « des chances de s’en tirer. » S’il ne s’agit pas d’une guérison à peu près complète, faut-il la souhaiter ? Je ne puis m’imaginer mon Hugo Meyer poussé dans un fauteuil roulant, je ne puis le concevoir sans tous les traits qui l’ennoblissent : l’intelligence, l’amour de l’art, la générosité. Parmi les fins cruelles qui nous menacent, celle où l’être survit à sa propre pensée me paraît la plus misérable. Pourtant, je crois que sa pauvre Louise aimerait mieux le garder, même ainsi. Je n’ai jamais vu tant de douleur dans des regards humains. Elle est écrasée. Je ne sais combien de fois elle a déjà recommencé le récit de la catastrophe, avec de légères variantes, comme si les faits se déformaient à force de tourner dans son esprit :

« Comprenez-vous, mon bon Lysel ?... Il avait dîné comme les autres jours, plutôt mieux, en se régalant !... Je lui avais fait une carbonnade de bœuf, vous savez, ce plat qu’il aime tant, et

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1906