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protection de la duchesse de Polignac, sa cousine. Une tradition veut que la Reine broda elle-même la ceinture noire qu’elle offrit au jeune magistrat. La bonne compagnie venait en foule au Châtelet applaudir le séduisant orateur qui se réservait les « causes d’éclat » et les soutenait, disent les contemporains, en « homme sensible. » Après avoir tenu des propos austères à la tribune, M. l’avocat général montait dans un luxueux carrosse et courait à ses plaisirs. Nous ne le suivrons pas dans son boudoir de la rue Basse-du-Rempart, — dont le mobilier trop confortable a été consciencieusement inventorié par les biographes, — et nous irons le retrouver de préférence dans son cabinet de travail, au milieu de ses quatre mille volumes. « Les orateurs grecs et latins, dans leur texte et dans les traductions de l’abbé Auger, avoisinaient les grands écrivains du dernier siècle, quatre-vingt-douze volumes de Voltaire,… trente-quatre de Jean-Jacques et cinquante-six de Buffon. »

Hérault avait une envie extrême de connaître l’historien de la nature dont il relisait sans cesse les ouvrages. Il arriva à Montbard le 30 octobre 1785, y passa deux jours, et pénétra dans le fameux sanctuaire qu’on a appelé « le berceau de l’histoire naturelle. » Il nota ses impressions dans un petit opuscule, qui parut à la fin de l’année 1785, sans nom d’auteur, sous le titre : Visite à Buffon. « C’est le premier modèle d’un genre qui a fait fortune, — dit M. Dard, — l’interview irrévérencieuse des hommes célèbres. » Buffon aurait donné à son hôte la définition du génie. — Le visiteur est frappé par l’attitude religieuse du châtelain qui assiste tous les dimanches à la grand’messe. « Je tiens de M. de Buffon, — écrit-il, — qu’il a pour principe de respecter la religion ; qu’il en faut une au peuple ; que dans les petites villes on est observé de tout le monde, et qu’il ne faut choquer personne. » Le savant lui montre des lettres de l’impératrice Catherine en s’applaudissant « d’avoir été plus entendu par une femme que par une Académie. » Ici le jeune homme parait sensible à la gloire « personnifiée » par le vieillard : « Dans cette haute correspondance de la puissance et du génie, mais où le génie exerçait la véritable puissance, je sentais mon âme attendrie, élevée. » —Mais cette émotion est de courte durée. A vrai dire, les pages que nous avons sous les yeux témoignent de moins d’enthousiasme que d’ironie et justifient pleinement la sévérité de Sainte-Beuve, qui a traité l’auteur d’ « espion léger, infidèle et moqueur[1]. »

  1. Causeries du Lundi, t. IV.