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où il a laissé un lumineux sillon, campagnes de conférences à l’étranger, histoire projetée de la littérature française et autres travaux qui eussent exigé plusieurs vies. Comment trouvait-il du temps pour les vastes lectures où il renouvelait sans relâche son savoir encyclopédique ? Il lisait avec une rapidité incroyable : le plus gros volume en quelques heures. Sa mémoire prodigieuse en assimilait la substance : jamais de fiches, presque pas de notes. Très malade, il a écrit à Montmorency, sans une note, son dernier et si savant article sur Montaigne. Et sur tous les sujets ses informations étaient de première main, ses références contrôlées dans le texte même des auteurs inconnus qu’il citait avec une coquetterie amusée.

On ne retrouvera pas de longtemps, j’imagine, pareille universalité de connaissances emmagasinée dans un cerveau. Comment le champ fertile fut labouré, ensemencé, Bourget Ta raconté l’autre jour en évoquant les héroïques années de jeunesse qu’il vécut aux côtés de Brunetière. Son récit suggérait une réflexion consolante : il réconciliait avec notre temps ceux de ses fils qui seraient tentés d’en trop médire. Brunetière a plaidé contre son siècle des procès retentissans ; et Bourget juge sévèrement le train des choses dans la France démocratique. Je ne les contredis point ; mais il a bien sa grandeur, le temps où ces deux hommes ont pu monter à leur vraie place, au faîte social, du mouvement naturel d’un bel arbre qui s’enracine et croît sur un sol favorable.

C’est le lieu de jalonner en quelques mots les étapes de la route intellectuelle que Brunetière fraya pour lui-même et pour les esprits qu’il guidait ; elle le conduisit par cent détours au refuge chrétien.

Comme Sainte-Beuve, ce devancier si différent de lui, « il avait fait le tour des choses de ce monde, » lorsqu’il se découvrit la vocation et trouva l’occasion de « s’en expliquer. » C’était son mot de prédilection. Que ces choses dussent être réglées par un ordre rationnel, notre ami n’en douta jamais. Existence d’un ordre dans l’univers, aptitude de notre intelligence à en discerner les lois, puissance qu’a notre volonté d’en modifier l’application aux sociétés humaines, — ces principes étaient pour le jeune philosophe mieux que des axiomes : les suggestions impérieuses d’un tempérament. De bonne heure, il estima Bossuet, si solide sur ces bases fondamentales, et il l’aima de