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de fougères comme une corbeille, jaillissent des flots d’orchidées qui descendent jusqu’à l’eau avec des fleurs en étoiles blanches…

Un sous-bois paradisiaque s’enfouit sous cette forêt amphibie. Les lianes montent des bas-fonds avec une flexuosité d’anguilles et s’enlacent en nageant aux tiges qu’elles rencontrent ; des sangsues végétales vivent sur des écorces flottantes. Parfois, derrière des roseaux froissés, un indigène coupe des joncs, et l’on remarque une petite pirogue, noire comme un tronc pourri, qui a enfoncé sa proue dans les feuilles. Alors on découvre dans les sentiers d’eau qui sinuent sous cet épais labyrinthe aquatique beaucoup de ces pirogues, chargées de bottes de joncs, attendant en de minuscules estuaires le pagayeur invisible parmi les arbres.

Quand le soleil a disparu dans un grand ciel bleu où, du couchant, jaillissent, comme un éventail de ravenalas, des bandes roses et vertes qui se courbent au zénith, quand l’eau onctueuse des pangalanes s’endort dans le chenal élargi, il est harmonieux d’y voir glisser la brune pirogue betsimisare, — soit qu’un indigène solitaire, nu-tête, dans sa tunique raide de rabane, pagaye à l’arrière, ayant les yeux sur les régimes de fruits d’un vert acre qu’il a coupés à des bananeraies lacustres, soit que deux hommes, boueux comme des pêcheurs, assis aux extrémités, rament dans une barque chargée de ramatoas[1] aux grands châles dont les bouquets peints traînent sur l’eau des reflets rouges et jaunes de fleurs de balisiers. Ils rament, en répondant par la cadence des palettes plongées sourdement aux chants nasillards des femmes, et ces gondoles effilées passent des journées sur les canaux, frôlant les berges jusqu’à glisser entre les joncs et les sonjes, sous les feuillages de badamiers ; elles vont, au crépuscule, s’arrêter à l’un de ces villages qu’on découvre soudain à un contour, avec des cases en paille montées et tressées comme des cages à poule sur une plate-forme de terre battue ou les femmes, en demi-cercle, pilent le riz, avec le grand mât piqué de cornes de bœuf autour duquel les jeunes Betsimisarakas enroulent au clair de lune des danses tremblantes d’oiseau, traînant des voix perdues soudain très proches, puis très lointaines…

Le plaisir de glisser sur l’eau épaisse, la tête au soleil, les jambes allongées dans la pirogue creuse, en silence, sans effort,

  1. Femme mariée. C’est un des mots les plus employés : on prononce ramatou.