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leur suggéra l’idée de l’humanité. On demandait à Socrate de quel pays il était, il répondit : « Je ne suis ni Athénien, ni Grec ; je suis citoyen du monde. »

Voilà une réponse qu’un Romain n’aurait pas faite. Je ne parle pas de Scipion qui ne se serait jamais imaginé que sous aucun prétexte et pour aucune raison on pût répudier sa patrie. On lui avait donné l’ordre de détruire Carthage. Peut-être le trouvait-il un peu rigoureux : il avait le sentiment de l’humanité. Quand l’incendie fut sur le point d’achever son œuvre, il songea aux vicissitudes des fortunes humaines, à ce qui pouvait un jour arriver à son pays ; Polybe, qui était près de lui, nous dit qu’il cita tristement un vers d’Homère et versa quelques larmes ; mais l’ordre fut exécuté et Carthage s’abîma dans les flammes. Avec Cicéron la question se pose d’une manière précise ; il s’appelle, comme Socrate, citoyen du monde, mais avant tout il entend rester citoyen de Rome. Il sait ce qu’il doit à sa patrie, que nous lui appartenons tout entiers, « et qu’il ne nous est permis d’employer à notre usage que la partie de nous-mêmes dont elle n’a pas besoin[1]. » Ailleurs il expose encore plus exactement sa pensée. Il se place en présence de devoirs différens et montre qu’il y en a un qui est plus impérieux que les autres et auquel il faut les subordonner. Dans un beau passage du traité des Lois, il se représente visitant, avec son frère, la petite ville d’Arpinum, d’où ils sont originaires. Il l’a toujours beaucoup aimée ; il y retrouvait avec attendrissement les traditions de sa race, qui était ancienne dans le pays, ses autels domestiques, les souvenirs de ses aïeux. Son père, que sa mauvaise santé retenait loin des affaires publiques, avait agrandi la maison de famille, mais sans détruire l’ancienne, où ses pères avaient vécu. On la reconnaissait encore, et, par sa simplicité, elle rappelait celle de Curius chez les Sabins. Cicéron, qui y était né, n’y retournait pas sans émotion, et il lui échappe de dire, en la revoyant : « C’est là qu’est véritablement ma patrie ! » Mais il se reprend aussitôt ; il songe qu’il en a une autre, qui se compose de la réunion des cités particulières, et s’élevant au-dessus du patriotisme municipal, ce qu’un Grec n’a jamais pu faire entièrement, il proclame que c’est celle-là qui est la patrie véritable, qu’elle doit avoir la première place, « qu’il faut nous livrer

  1. De Republica, 1, 4.