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serve à mettre en lumière l’idée maîtresse du poème. On ne saurait, en vérité, reprocher à cette reconstitution du Roman de Tristan que d’être, en ce sens, trop moderne, trop contemporaine de nous, trop conforme à de certaines exigences d’art qui peut-être n’étaient point celles du XIIe siècle. Mais M. Bédier a une réplique ici toute prête, et, comme nous la lui emprunterons, nous nous contenterons de dire qu’en parlant de Tristan, c’est constamment et uniquement à ce Tristan reconstitué que nous nous référerons.


I

On ne sait pas encore, et, sans doute, on ne saura jamais si Tristan de Léonois a réellement existé, dans l’histoire, comme Roland, « préfet des marches de Bretagne. » On sait seulement, nous dit-on, par les Annales de l’Ulster, que, de 780 à 785, chez les Celtes du Nord, ou Pictes, qui occupaient les frontières de l’Ecosse et du Northumberland actuel, un roi a régné, qui portait le nom de Drest, filius Talorgen, ce qui veut dire Drostan, fils de Tallorch. On sait, ou du moins on croit savoir, on nous assure que Drest, Drostan, et Tristan c’est la même chose, « avec une légère altération, » — qu’expliquent les lois de la « phonétique syntactique du gallois ; » — et on sait que, vers le même temps, un roi, du nom de Marc ou de Quonomorius, — regis Marci, dit le vieux texte, quem alio nomine Quonomorium vocant, — vivait réellement en Cornouailles. Enfin, dans le Livre Rouge des triades galloises, il est parlé, sous le numéro 81, de « Trystan, fils de Tallwsch, amant d’Essylt, femme de March ; » et si nos érudits ne s’accordent pas sur l’origine de ce nom d’Essylt, qu’ils considèrent, les uns comme gallois, et les autres comme saxon, ils y reconnaissent tous du moins le nom d’Iseut. Du rapprochement de ces faits, de ces dates et de ces textes on tire pour conclusions que Tristan est un « héros picte, » et non gallois ou armoricain ; dont la légende n’a pu prendre naissance que sur son sol natal, aux confins de la terre d’Ecosse ; que sa légende, — on ignore au surplus comment, dans quelles circonstances, pourquoi ni par qui, — s’est trouvée transplantée au pays de Galles ; et que c’est là qu’elle a commencé de prendre forme, en rapprochant pour la première fois l’un de l’autre March, roi de Cornouailles, Essylt, et Tristan, « amant d’Essylt. » M. Bédier ne se dissimule pas