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Flamands, des Van Eyck à Téniers, ce qu’il fut chez les Allemands avec Dürer, les Hollandais, les Espagnols, les Anglais, mais c’est sur les temps modernes où la nature a véritablement trouvé ses fidèles que s’est développée cette étude, jusqu’à notre grande école de paysagistes qui s’est inspirée de tous, et, dans ce siècle, a produit des chefs-d’œuvre non moins admirables.

Si Rembrandt est un « spiritualiste et un idéologue qui a su arrêter la vision et la fixer sur la toile, » Jordaens est, avant tout, le peintre des jouissances matérielles, sensuelles et libertines. Les amateurs d’art apprécieront le somptueux ouvrage que l’éditeur Flammarion consacre à Jordaens[1], travail de recherche érudite que M. Max Rooses, le conservateur du Musée Plantin, a écrit sur son compatriote, né à Anvers le 15 mai 1593 au cœur de la cité, à deux pas de la célèbre Imprimerie, seize ans après la naissance de Rubens, six avant celle de Van Dyck, les deux plus grands maîtres de l’école flamande. Leur gloire devait toujours éclipser la sienne. Car Jordaens est un génie plébéien en qui vivent les sentimens étroits, propres aux hommes d’une certaine caste, qui s’est contenté d’étudier les êtres qui l’entouraient, de s’assimiler leurs mœurs et leurs usages, d’interpréter leurs faits et gestes, dont l’allégresse s’est épanouie en franches ripailles, qui peignit le délire des rustres brabançons et des joyeuses commères, chez qui on entend l’énorme rire de la Flandre en kermesse, mais dont l’invention et la fantaisie sont limitées et qui rapetisse les sujets jusqu’à la trivialité, qui traite en calviniste les religieux du Nouveau Testament, qui, comme Rembrandt, tout en aimant les femmes, les a vues laides, s’il régale les yeux avides de succulentes friandises. Individualité très prononcée, remarquable artiste qui a de la force, de la bonhomie, de l’éclat, un coloris puissant, mais qui n’a que l’esprit vulgaire de la foule et des oppositions violentes, « qui est au premier rang si l’on ne considère que le métier et devient secondaire lorsqu’on interroge la pensée. » « Il aima par-dessus tout, dit un de ses panégyristes, les grandes tablées, les gros ivrognes qui sablent leur broc d’un trait, les drilles qui fument, bâfrent, brandissent les poings, ruent du talon, crient à réveiller un cimetière. » « Nul peintre du XVIIe siècle ne résume mieux que celui-ci, — a écrit M. Fiérens Gevaert, dans l’intéressante monographie[2]où il a célébré, lui aussi, son compatriote, — le Flamand de la Haute Renaissance, magnifique, sensuel, passionné de matière jusqu’au lyrisme ardent… Et puisque nous

  1. Ernest Flammarion.
  2. H. Laurens.