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retour vers les impressions primitives restera une ressource pour les peuples blasés, ramenés ainsi à la simplicité des premiers âges. Depuis des siècles, Virgile a délassé les imaginations fatiguées du luxe, comme des horreurs de la guerre ou des luttes intestines. Il les a ramenées vers quelque chose de plus innocent et de plus calme. Ce n’est pas à dire que ses bergers de la Gaule cisalpine, propriétaires, maîtres, esclaves, qui comme les nôtres mêlaient toutes les conditions de la vie champêtre, qui tous labourent, moissonnent, vendangent, ne soient pas animés des sentimens les plus contraires ; mais, par leurs défauts comme par leurs vertus, ils sont de tous les temps, dans ces paysages mêmes du Tibre et des montagnes latines auxquels parfois Rome sert de fond. Virgile n’a pas craint de troubler la paix des champs du contre-coup des guerres civiles et d’opposer à l’heureux Tityre le fugitif Mélibée. C’est dans des paysages de rêve sous l’éclat de la lumière, dans un horizon mythologique que s’agitent ses héros rudes et grossiers, ces bergers qui s’insultent, se battent pour leurs agrestes amours, ces pâtres qui nonchalamment près des sources jouent leurs airs favoris, ces bergères effrontées qui, si elles ne sifflent point les chevriers comme celles de Théocrite, leur font une déclaration assez claire en leur jetant des pommes, ces dieux et demi-dieux, ces divinités sauvages et champêtres qui peuplent le paysage bucolique. Heureux mélange de raffinement et de brutalité où tantôt le réel domine, tantôt l’idéal, où, sous des couleurs rustiques, le poète fait dire aux interlocuteurs de, ses pastorales l’opulence inquiète et corruptrice de la cité, exprime lui-même ses sentimens, fait délicatement allusion à ses souffrances et à ses déceptions, aux malheurs de sa patrie. Ses nymphes, ses dieux, ses bergers ne sont souvent que les interprètes de ses tristesses, de ses aspirations dans ces Églogues composées à l’époque la plus sombre de l’histoire de Rome, au lendemain du meurtre, de Jules-César, de la réaction que produisit le crime, après l’assassinat de Cicéron dans sa villa de Formies, l’égorgement des meilleurs citoyens, le pillage et la proscription et la sanglante journée de Philippes, alors que les triumvirs, maîtres du monde, n’épargnaient personne, « pas même le poète qui chantait la rénovation du monde, » — écrit M. G. Ferrero, — partageaient l’Italie comme une proie entre leurs soldats et que les terres de Mantoue et de Crémone étaient décernées aux vétérans d’Alfenus Varus, aux légionnaires d’Octave. Grâce à la protection d’Asinius Pollion et de Mécène, Virgile obtenait la restitution du domaine paternel et de l’humble maison où il avait grandi. C’est là qu’il