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grande partie du Vieux Monde ; et ce qu’il nous en dit est d’une importance considérable, au point de vue de l’histoire et de la géographie politique de son temps. Car, à défaut de curiosité, il y a en lui une fièvre incessante de méchanceté qui, dans chacune des régions qu’il visite, le stimule à mettre en défaut les affirmations de tous les autres écrivains, anciens ou modernes, sur cette région. De telle sorte que, pour avoir la joie de contredire ses devanciers, il s’enquiert minutieusement de la situation topographique des divers pays, de leur régime administratif, de l’état de leur agriculture et de leur commerce. Sur les populations de la Grèce, de la Syrie, et du Nord de l’Afrique, en particulier, son livre abonde en renseignemens très précieux, malgré leur ton continu de malveillance et de dénigrement : je doute fort qu’aucun voyageur de la première moitié du XVIIe siècle ait plus de choses à nous apprendre, par exemple, sur les mœurs des habitans des petites îles grecques ou de la Palestine, à la condition que nous séparions, dans la peinture qu’il nous en offre, les faits positifs qu’il nous signale des jugemens acrimonieux qu’il ne manque jamais à y entremêler.

Et je suis forcé de reconnaître que l’intérêt littéraire du livre de ce déplaisant personnage égale, ou surpasse encore, sa portée historique. Lithgow est, essentiellement, un « autodidacte : » le petit tailleur écossais s’est fait à lui-même sa grammaire, son érudition, et sa prosodie, — car les vers, dans son livre, tiennent presque autant de place que la prose : — mais, en vérité, son style grossier et désordonné, pour différent qu’il soit du savoureux « humanisme » de celui de Coryat, a toujours un mélange de richesse imagée et de virulente, passion dont il est impossible de méconnaître l’originalité. Dans son vocabulaire d’injures, notamment, de comparaisons diffamantes et d’épithètes haineuses, Lithgow déploie une variété d’invention digne de Rabelais ; et souvent sa prodigieuse satisfaction de soi-même, l’émotion exaltée qu’il apporte au souvenir de la moindre de ses aventures, donnent à son récit une verve, une ardeur, une vie singulières. Ce n’est pas sans raison qu’un critique anglais, l’autre jour, a rapproché ces Pénibles Pérégrinations de l’immortel roman de Robinson Crusoë : il y a vraiment quelque chose de tout pareil dans l’âme des deux aventuriers à qui nous devons ces deux livres ; et il faudra désormais que les historiens de la littérature anglaise, parmi la liste des ancêtres du glorieux créateur de leur roman national, mettent au premier rang le tailleur de Lanark, le méchant et pitoyable Guillaume Sans Oreilles.


T. DE WYZEWA.