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populaire dans sa ville natale : ce qui non seulement nous explique son désir de s’expatrier, mais nous rend moins étrange, et plus excusable, l’insistance avec laquelle, à tout propos, l’ex-tailleur rappelle et commente le célèbre paradoxe de Sénèque : « Là où nous sommes bien, c’est là qu’est notre patrie. »

Mais encore tout cela ne nous apprend-il point pourquoi Lithgow a employé « dix-neuf années de sa vie en pénibles pérégrinations à travers les plus fameux royaumes d’Europe, d’Asie, et d’Afrique. » Car le pauvre garçon ne pouvait guère espérer, si loin qu’il allât, de rentrer en possession des oreilles dont « quatre loups sanguinaires » l’avaient dépouillé ; et, d’autre part, jamais voyageur n’a plus expressément détesté les voyages, ni montré moins de goût pour tout ce que ceux-ci avaient à lui offrir. Jamais voyageur n’a été plus foncièrement et absolument incapable de prendre plaisir à rien, ni de rien admirer. Hommes et choses, au cours de ses « pénibles pérégrinations, » lui inspirent une dose égale d’aversion et de mépris : à cela près que, chaque fois, ces sentimens invariables résultent pour lui de motifs différens. Paris, d’où il commence son premier voyage, ne lui apparaît que comme « un nid de coquins, un endroit tumultueux, un repaire nocturne de voleurs. » Dans nos villes de province, il affirme que le séjour des auberges lui a été intolérable, « à cause des clameurs exaspérantes des sambots, ou souliers de bois des paysans, dont le bruit, tel qu’une équivoque, ressemble au fracas du cheval introduit par Ulysse dans la fatale Troie. » Rome, où il va ensuite, est « honteusement privée de navigation et de trafic, et serait la ville la plus misérable d’Italie sans la triple vermine du clergé, des juifs et des courtisanes, qui forment l’ensemble de sa population. » Il résume son jugement sur l’Italie de la façon que voici :


A Padoue, j’ai séjourné trois mois, pour apprendre la langue italienne. Padoue est la ville la plus mélancolique de l’Europe, et cela à cause de l’étroitesse des rues, et des longues galeries et des sombres rangées de piliers que l’on y voit, à droite et à gauche, dans toutes les rues. Les étudians, la nuit, commettent nombre d’assassinats contre leurs adversaires privés, ou bien encore, trop souvent, contre l’étranger et l’innocent, soit avec le fusil ou avec le stylet. Quant à la bestiale sodomie, elle est aussi courante ici qu’à Rome, Naples, Florence, Bologne, Venise, Ferrare, Gênes, Parme, sans excepter le plus petit village d’Italie. Joignez à cela une saleté monstrueuse : et cependant, pour ces Italiens, toute la vie n’est qu’un agréable passe-temps, qu’ils occupent à faire des chansons et à chanter des sonnets.


De l’Arcadie, il « se rappelle seulement que son ventre y a été