Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/933

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quant aux motifs qui l’ont décidé à entreprendre ces voyages, Lithgow ne consent à nous renseigner que pour le dernier de ceux-ci, dont l’objet était, comme je l’ai dit, une visite au mystérieux « Prêtre Jean. » De l’objet de son second voyage, voici, simplement, ce qu’il écrit : « Si c’est le mécontentement ou la curiosité qui m’a poussé à cette seconde perambulation, c’est ce qu’il vaut mieux que je réserve pour ma connaissance propre ; et, pour ce qui est de l’opinion des autres, je ne me soucie ni de leur faveur ni de leur plus aigre censure. » Il s’étend plus longuement, en vérité, sur les motifs du premier voyage : mais l’explication qu’il nous en donne n’est guère plus explicite. Après avoir « sincèrement protesté qu’il n’a été conduit à son entreprise ni par l’ambition, ni par la curiosité, ni par la recherche de cette renommée qui sort de la bouche d’une race misérable, » il déclare qu’il « se refuse à pénétrer dans le détail de l’injure imméritée qui lui a été infligée. » Suivent, en vers et en prose, d’abondantes déclamations sur cette « injure désastreuse : » mais si vagues et si obscures que nous comprenons seulement qu’il y est question d’une « Dalila, » et de la façon dont « les mains scélérates de quatre loups sanguinaires ont dévoré, et réduit en pièces, un pauvre agneau innocent. »

Heureusement les traditions locales de la ville de Lanark, en Écosse, patrie de William Lithgow, éclairent pour nous un coin de ce mystère, et nous renseignent en même temps sur l’origine et la première profession du voyageur, — autre point sur lequel celui-ci se montre toujours singulièrement discret, — et puis, aussi, nous permettent de comprendre pourquoi, dans les nombreux portraits de lui-même dont il s’est complu à illustrer son livre, presque toujours les tempes sont soigneusement cachées, sous des bonnets orientaux de formes fantaisistes, ou simplement sous des boucles de cheveux. Né à Lanark vers 1582, William Lithgow, après un séjour de quelques années dans la petite école de l’endroit, était entré en apprentissage chez un tailleur ; et déjà il était sur le point d’ouvrir boutique à son tour lorsque, certain soir, les quatre frères d’une jeune miss Lockhart, l’ayant surpris en tête à tête avec leur sœur, se sont jetés sur lui et lui ont coupé les deux oreilles[1]. « William Sans Oreilles, » c’est sous ce surnom que l’auteur des Rares Aventures est resté longtemps

  1. Je croirais volontiers que cette « Dalila » le Lanark s’appelait, de son vrai nom, Hélène : car le spectacle d’Argos suggère à notre voyageur un poème particulièrement furibond contre l’antique Hélène, coupable d’avoir légué son « prénom maudit » à des « serpens qui se repaissent de la souffrance de leurs amans, golfes de malice, de meurtre et de dédain. »