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« D’où vient le roman de Tristan ? Quelle est la conception qui en fait le fond ? et quelque nom d’homme en doit-il demeurer pour toujours inséparable, comme le nom de Virgile l’est de l’Enéide, — et même celui d’Homère, de l’Iliade et de l’Odyssée. »

Mais voici tout d’abord qu’une difficulté se présente, laquelle n’est pas moins que de savoir où nous prendrons Tristan. « Une destinée singulière a voulu, dit quelque part Gaston Paris, que la légende de Tristan ne nous parvînt que dans des fragmens épars… Les romans de Tristan dont nous connaissons l’existence, et qui tous devaient être de grande étendue, ceux de Chrétien de Troyes et de La Chèvre, ont péri tout entiers ; de celui de Béroul il nous reste environ trois mille vers, autant de celui de Thomas ; d’un autre, anonyme, quinze cents vers. Puis ce sont des traductions étrangères ;… des allusions parfois très précieuses ; de petits poèmes épisodiques ; et enfin l’indigeste roman en prose, où se sont conservés, au milieu d’un fatras sans cesse grossi par les rédacteurs successifs, quelques débris de vieux poèmes perdus. » Il y a là quelque légère exagération, et, quand après avoir lu la belle Introduction de M. J. Bédier, on lit l’analyse que M. F. Piquet nous a donnée tout récemment du Tristan et Isolde de Gottfried de Strasbourg, qui ne compte pas moins de vingt mille vers, le dénouement de la romanesque aventure y manque, à la vérité, mais nous n’en pouvons pas moins nous faire de l’essentiel de la légende une idée très voisine de la réalité. Il y a aussi des chances, quand un même épisode se retrouve dans la plupart des traductions étrangères ou des versions françaises, pour qu’il ait fait de tout temps partie de la légende. Et, au contraire, il y a d’autres épisodes, empruntés à d’autres légendes, que l’on connaît, et dont on peut faire voir qu’ils ne sont que des « ornemens » ajoutés au fond primitif par la fantaisie d’un trouvère. La forme ou le style mis à part, nous pouvons donc être assurés que nous avons bien « tout Tristan, » ou même plus que Tristan, si je puis ainsi dire. Mais la difficulté n’en demeure pas moins inquiétante, et, par exemple, quand il s’agit de préciser l’origine d’un détail de mœurs ou le caractère d’un épisode. Nous venons de rappeler le Tristan de Gottfricd de Strasbourg. Qu’y a-t-il de personnel, d’exclusivement personnel à Gotlfried dans sa conception même de l’amour ? et qu’y a-t-il, dans la couleur de son poème, que l’on puisse appeler proprement et spécifiquement « allemand ? » C’est ce qu’on est fort embarrassé de dire. Dans