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Et tout cela, que Machiavel admire, qu’il propose à l’admiration, à l’imitation des Princes, pêle-mêle, en bloc, sans choisir, n’est pas moral, est en partie immoral, est amoral. Mais ce ne sont pas les crimes de César que Machiavel admire et conseille d’imiter : c’est le sens que César, suivant lui, eut du rôle et de la conduite du Prince. Peut-être l’a-t-il grandi outre mesure ; peut-être a-t-il mis en lui plus qu’il n’y avait ; mais, l’y ayant mis, il l’y a vu, et, l’y ayant vu, il l’a dit. Peut-être est-ce l’imagination de Machiavel qui a fait de César le libérateur, l’unificateur attendu ; peut-être le duc de Valentinois, réduit à lui seul, n’eut-il pas ce « grand esprit, » cette « haute intention » que lui prête le secrétaire florentin ; peut-être n’eut-il, ni sur la résurrection de la patrie, ni sur le gouvernement des hommes, tant de vues, ni de si fermes, ni de si vastes ; peut-être ne vit-il, lui, l’Italie que dans la Romagne, et dans la Romagne que lui-même ; peut-être ne conçut-il l’Etat que pour le prince, et, sous ce rapport, ne dépassa-t-il pas le niveau moyen des princes aventuriers de son temps, pour qui le pouvoir était surtout comme un réservoir de jouissances. En ce cas, peut-être Machiavel a-t-il eu tort de grandir César Borgia : et, en tout cas, certainement il a eu tort de le donner en modèle sans réticence, sans réserve, sans quelque chose de plus, sans blâme pour ses crimes, et, quant à ces crimes, sans condamnation formelle.

Mais, politique, systématiquement, aveuglément, les yeux fermés à tout le reste, il n’a voulu considérer, il a voulu ne considérer en César que le politique. Et nous, dont tout le dessein est de le bien comprendre, nous ne cherchons pas si Machiavel a eu tort moralement, ou en morale, d’admirer César et de l’offrir à l’imitation des princes, mais pourquoi et par quoi César, politiquement, et si l’on veut en géométrie, en arithmétique politique, a paru à Machiavel susceptible d’être donné en modèle au Prince ; pourquoi et par quoi il a mérité, aux yeux de Machiavel, qui l’a étudié jour par jour, heure par heure, pendant des mois, dans la grandeur et dans la décadence, d’être le type et l’exemplaire, l’une des sources, l’original du Prince.


CHARLES BENOIST.