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façon à ne pouvoir recommencer. Une lettre anonyme, destinée à Silvio Savelli, alors auprès de l’Empereur en Allemagne, avait dénoncé les forfaits d’Alexandre et de son fils ; mais c’étaient des libelles, et l’on pouvait soutenir que c’était du pamphlet. Sans doute aussi, Paul Jove, dans sa biographie résumée de César, Tommaso Tommasi, dans son histoire, ne ménagent pas les expressions d’une réprobation qui va jusqu’à l’horreur ; mais le premier est postérieur d’un demi-siècle, et le second de plus d’un siècle et demi. Et ce sont des religieux. Les politiques, Guichardin, Machiavel surtout, demeurent impassibles. Pour parler vulgairement, ils en ont vu bien d’autres ! et, sinon de plus grands crimes, ils en ont vu d’égaux ou de pareils. Ces crimes de César, dont les uns sont certains, les autres probables, et tous possibles, n’ont pour eux rien d’inédit, parce que c’est leur métier de regarder autour d’eux. Il serait aussi fastidieux que facile de dresser d’interminables listes rouges. Au bout de ces listes, on serait conduit à conclure qu’en fait de scélératesse, les Borgia n’ont rien inventé ; et que, s’ils se sont, en ce sinistre genre, distingués entre tous, ce n’est pas par la « qualité morale » de leurs actes ; je veux dire : ce n’est pas que leurs actes fussent pires que ceux qui se perpétraient ailleurs ; mais c’est par la « qualité artistique » de leur exécution ; ce n’est pas qu’ils fussent plus abominables, mais c’est qu’ils étaient « plus beaux ; » qu’on me pardonne de prendre tous ces mots, — qui ont coutume de signifier d’autres choses, et des choses nobles, — en ce sens, retourné, renversé et presque blasphématoire.

Ce que je veux dire, c’est que, quelque odieux, et détestables, et raffinés ou bestiaux que soient ces crimes, ils ne sont ni plus bestiaux, ni plus détestables, ni plus odieux que tant d’autres crimes de ce temps-là ; peut-être seulement raffinent-ils sur le raffinement, et sont-ils, dans le manque de foi, dans l’exaction, dans la luxure, dans l’assassinat, comme le fin du fin. Peut-être aussi se distinguaient-ils un peu ratione personæ, ainsi qu’on dit en droit, parce qu’ils avaient pour auteur César Borgia, fils de Rodrigue Borgia, qui était pape sous le nom d’Alexandre VI. Mais, pour ce qui est du manque de foi, avant Alexandre VI et César, avant les Borgia, ou de leur temps, d’autres princes, des papes même, Sixte IV (della Rovere) envers Lorenzo Colonna, dans l’affaire de Marino, Innocent VII (Cibo) à plusieurs reprises, n’ont pas craint d’en donner l’exemple, et cet exemple avait si