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avait trouvé remède, sauf qu’il n’avait jamais pensé que, lorsque son père mourrait, il serait, lui aussi, à la mort. »

Ou bien, si cette raison n’était pas la vraie, on serait obligé de supposer que la tête de César était en Alexandre VI, et que, de même qu’en ôtant à ses adversaires Pandolfo Petrucci, il se vantait de leur ôter « la cervelle, » de même on lui avait enlevé la sienne, en lui enlevant Alexandre. Le fait est qu’il joua comme un enfant cette dernière partie, et que l’idée en vient : comme un enfant sans père. Mais trop de témoignages authentiques attestent ses brillantes facultés, la netteté de ses vues, la rapidité de ses résolutions, dans des circonstances où il ne pouvait matériellement consulter personne et où il devait trouver en lui-même tout son ressort et tirer de lui seul toutes ses ressources, où il devait penser, parler, décider, agir tout seul et tout de suite… Non ; sa cervelle était bien en lui-même et en lui seul, à la veille de la mort de son père ; et si, au lendemain de cette mort, elle parut en être « sortie, » c’est que, de poison ou de maladie, quand son père mourut, il était, comme il le dit, lui aussi touché par la mort. Il avait déjà plus d’une fois traversé des crises graves ; avant Sinigaglia, lors de la diète de la Magione, il eût pu avoir peur, perdre son sang-froid, tandis que, le Pape étant à Rome, il était lui, à Imola, « tout près de la guerre et désarmé, » c’est-à-dire sans armée. Jamais pourtant la grandeur du danger ne lui avait troublé ni le cœur ni l’esprit ; ni sa prudence ni son ingéniosité ne lui avaient fait défaut ; ni l’une ni l’autre de ses deux compagnes ne l’avait trahi, ni la force ni la ruse. Et il avait été surpris ! Cette fois il ne l’était pas ; il avait eu le temps d’y penser ; il y avait pensé ; il ne pensait qu’à cela depuis des mois et peut-être depuis des années. Mais celle en qui il s’était réfugié et reposé, cette suprême et souveraine Fortune, jusque-là propice aux Borgia dans toutes leurs affaires, avait subitement déserté leur maison, et, frappant le fils avec le père, avait voulu que, lorsqu’il était resté seul, il ne fût pas resté lui-même. De là sa chute, foudroyé, dans l’abîme.

Quoi qu’il en soit, la faute qu’avait commise César fit qu’il expia chèrement ses crimes. C’est nous, modernes, qui parlons de « ses crimes ; » ce ne sont pas les contemporains ; ce n’est pas Guichardin, et c’est encore moins Machiavel. Sans doute des libelles couraient sous le manteau, mais leurs auteurs, quand ils étaient découverts ou seulement soupçonnés, étaient punis de