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faites au duc. Pagolo et le duc de Gravina Orsini furent laissés en vie jusqu’à ce que le duc eût entendu qu’à Rome le Pape avait pris le cardinal Orsini, l’archevêque de Florence et Messer Jacopo da Sauta Croce. Sur cette nouvelle, le 18 janvier, à Castel della Pieve, ils furent eux aussi étranglés de la même manière.


II

Tel fut le coup de Sinigaglia, dont un doux et docte prélat, Mgr Paul Jove de Côme, évêque de Nocera, a dit que c’était une « très belle tromperie, » — bellissimo inganno, la tromperie par excellence, la tromperie des tromperies. Comme Machiavel, toute l’Italie d’alors trouva la chose stupenda, objet ou sujet à la fois d’admiration et d’étonnement ; ce sentiment fut si fort qu’il rendit muettes toutes les bouches qui d’habitude parlaient : les grandes admirations sont comme les grandes douleurs ! Ni Machiavel, en effet, soit dans une de ses rédactions, soit dans le célèbre chapitre VII du Prince où il a concentré plus tard en formules les faits et gestes de César Borgia pour les proposer en exemple aux princes, ni Guichardin, qui n’était pas aussi près du duc que l’était Machiavel, n’ont là-dessus un mot de blâme. Machiavel se borne à remarquer la semplicità des conjurés qui étaient allés se mettre aux mains du duc, et Guichardin, à déclarer qu’une telle fin était bien due à Oliverotto da Fermo, qui, peu de temps auparavant, avait fait mourir par trahison son oncle, Giovanni Frangiani. Peut-être aussi, quoique celui-là dépassât les autres par la soudaineté foudroyante du dénouement comme par le nombre et la qualité des victimes, était-ce un de ces spectacles semblables, quant au fond, à ce qui se voyait très souvent : mais la forme était un miracle de l’art : la pièce, cette fois, était supérieure et supérieurement jouée !

César est plus que content de lui-même, il est ravi, il exulte. « Tandis qu’il courait ensuite avec ses gens la cité pour tailler en morceaux quelques fantassins de Liverotto, qui étaient dedans, ayant rencontré un envoyé de la République florentine, le duc dit : « Voilà ce que j’ai voulu dire, à Urbin, à Mgr de Volterra (Francesco Soderini) ; mais je ne me fiai pas à lui découvrir le secret ; à présent, l’occasion venue, j’ai su en user, et j’ai fait grand plaisir à Vos Seigneurs. » Le plaisir qu’il a fait à la Seigneurie, le service qu’il lui a rendu, c’est la note que César va faire sonner de plus en plus haut à l’oreille du