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Il demeure en tout cas plongé en une admiration étonnée, — « pour la qualité de la chose, qui lui paraît rare et mémorable, » — ; et il éprouve un irrésistible besoin de l’écrire : la plume se colle à ses doigts. Il passe la nuit entière du 31 décembre à fixer pour la Seigneurie et pour lui-même, pendant que sont présentes à ses yeux les figures des hommes et des choses, les circonstances du drame rapide. On conserve, pense-t-on, dans une cassette de la Bibliothèque nationale de Florence l’original autographe, et inédit jusqu’en 1875, de ce récit tout frais, ou tout chaud ; malheureusement, la fin manque, mais il n’est pas impossible d’y suppléer, puisque Machiavel, soit qu’il voulût être sûr que la Seigneurie serait exactement informée, soit qu’il ne pût vraiment détacher sa pensée d’un événement aussi considérable, en a rédigé coup sur coup plusieurs versions qu’il confia à diverses estafettes. L’une de ces versions, imprimée dans toutes les éditions de ses œuvres, et la plus connue, sinon la seule généralement connue, est devenue classique sous le titre de : Descrizione del modo tenuto dal duca Valentino nell’ ammazzare Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, il signor Pagolo e il duca di Gravina, Orsini. Elle est probablement postérieure aux autres, écrite plutôt pour l’histoire que pour les Dix, plus littéraire, plus « faite, » moins spontanée, moins frémissante. Le début suffit à montrer que c’est une composition : « Le duc de Valentinois était revenu de Lombardie… » La lettre incomplète, qu’on croit pouvoir dater du 31 décembre, vibre et vit bien davantage. Elle commence :


Ce Seigneur avait pressenti, après le départ que les Français firent de Cesena, comment ses ennemis réconciliés cherchaient, sous ombre d’acquérir Sinigaglia en son nom, à lui mettre les mains dessus et à s’assurer de lui ; jugeant pouvoir sous couleur de telle entreprise réunir leurs forces ensemble ; pensant qu’il n’était pas resté au duc autant de monde qu’il en avait, et que, pour ce motif, leurs desseins seraient plus faciles. D’où ce Seigneur pensa qu’il les devait prévenir…


La même considération, on s’en souvient, avait armé les meurtriers de Girolamo Riario : « Mieux vaut le lui faire qu’il ne nous le fasse. » César le fera donc aux condottieri qui voudraient le lui faire. Pour bien tendre le piège, il dissimule et disperse ses troupes :

Il leur permit l’entreprise de Sinigaglia et fit attention à cacher ses forces, afin de les faire venir plus volontiers et de plus grand cœur.