Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/885

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Pourtant, je fus heureux. L’Amour a sur ma bouche
Posé sa bouche ardente, et la gloire à mon front
A tressé de sa main délicate et farouche
Les feuilles du laurier qui couronnent mon nom.

Mais l’heure la plus douce et l’heure la plus tendre
Laissaient une amertume en mon cœur incertain,
Tandis que maintenant je suis là sans attendre
Le retour de la nuit et l’éveil du matin.

Que le jour généreux ou que le soir morose
Apportent aux mortels la joie ou le tourment,
Qu’importe à celui-là dont la cendre repose
Dans l’urne, sous le marbre et sous l’oubli pesant

C’est pourquoi, ni ton pas, ni ta torche brûlante,
Ton geste, ni ta voix qui m’appelle tout haut
Ne feront tressaillir ma paix impatiente,
O visiteur, qui viens t’asseoir sur mon tombeau,

Quand bien même ta main, pieuse en son outrage,
Romprait le bronze dur et le gond arraché,
Et si, du fond de l’ombre, ô tendre, ô cher visage,
Je te reconnaissais, Amour, sur moi penché !


HENRI DE RÉGNIER.