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Car je voudrais pouvoir vous haïr, vous que j’aime,
Rose qui parfumez mon destin embaumé !
Pour m’éviter ainsi, par un vil stratagème,
Peut-être le tourment de n’être plus aimé,

Je voudrais, cœur honteux de sa lâche espérance,
Ne plus me souvenir de vous par qui je vis…
Mais c’est encor l’amour, un amour qui d’avance
Se prépare à la haine et se force à l’oubli ?


L’AMI


Dites-moi la douceur que vous avez connue
A la tenir longtemps en vos bras, lasse et nue,
Après la longue attente et l’inquiet désir,
Comment vos mains savaient doucement la servir
Et, promptes, dénouer d’une hâte inégale
La ceinture flexible et l’étroite sandale,
Tandis que, devant vous, docile à votre amour,
Lascive, rougissante ou grave, tour à tour,
Ses regards souriaient à la porte fermée ;
Dites-moi, mon ami, que vous l’avez aimée,
Que jamais le soleil ne vous parut plus beau,
Que la terre, le ciel, le vent, la feuille, l’eau
Vous semblaient pleins de chants, de joie et de lumière,
Qu’elle était douce, et tendre, et simple, et jeune, et fière ;
Dites-moi son visage et ses yeux et sa voix,
La fleur qu’elle tenait, vivante, entre ses doigts,
Que le jour était pur parce qu’elle était belle,
Et, lorsque jusqu’au soir vous m’aurez parlé d’elle,
Je m’en irai, et, dans la nuit, sur le chemin,
En me ressouvenant de mon printemps lointain,
Je croirai, par la vôtre à la mienne rendue,
Entendre me parler ma jeunesse perdue.


LE SOUVENIR


Regarde-moi. Là-bas, j’ai vu s’enfuir l’orage
Et la nuée éparse et l’éclair sans retour ;
Mon étroite maison semble celle du sage,
J’ai l’air d’avoir vaincu la colère et l’amour.