Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/881

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai vécu les premiers des jours que j’eus à vivre
Dans l’étroite maison tournée au vent du Nord,
Ecoutant, à travers la vitre où luit le givre,
La rumeur de la rue et les sifflets du port.

Les barques qui partaient, hissant leurs blanches voiles
Dans l’aube pâle encore ou dans le clair matin,
S’en revenaient toujours aux premières étoiles,
Et leur voyage prompt n’était jamais lointain.

Elles ne rapportaient de leur course voisine
Ni les fleurs, ni les fruits d’un rivage inconnu,
Ni, prise ruisselante à l’écume divine,
Dans leur filet marin, la Sirène au sein nu.

Elles n’avaient vu poindre en quelque ardente aurore
Ni Charybde aboyant ni le rauque Scylla,
Ni salué de loin, au cap, debout encore,
Quelque temple en ruine et pourtant toujours là.

Cependant, à mes yeux d’enfant qui rit et joue
Et dont le cœur pensif bat d’un désir obscur,
La voile la plus rude et la plus humble proue
Evoquaient des pays de musique et d’azur.

Beau pays ! ton mirage enivra ma jeunesse,
Et mon cœur a connu tes aubes et tes nuits ;
Devant moi, ta Sirène a dénoué sa tresse,
Et j’ai goûté tes fleurs, tes sources et tes fruits.

O toi, dont nul regret n’a terni le mensonge,
Parce qu’il me suffit que je ferme les yeux
Pour sentir en mon rêve et pour voir en mon songe
Ta forme, ton parfum, ta lumière et tes Dieux !