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Au regard superficiel, le village de Milby n’offrait que prose et sécheresse. Triste lieu, aux arbres ébranchés, aux manufactures encombrantes, et cependant Milby avait son printemps… Ainsi de la vie de ses habitans. Au premier aspect on n’y voyait que vanité et terre à terre, plumes d’autruche et relens de brandy. Regardiez-vous de plus près, vous aperceviez quelque pureté de mœurs, quelque amabilité, quelque dévouement… La petite et sourde Mme Crewe portait souvent aux pauvres la moitié de son maigre dîner ; miss Philipps, avec ses rubans et ses plumes rouges, avait un cœur filial et allumait très gentiment la pipe de son père et il y avait là des hommes à cheveux gris et aux guêtres écrues que vous n’auriez pas remarqués dans la rue, et dont l’honnêteté avait beaucoup servi à enrichir leurs voisins.

Looking closer, ne regarder ni de haut ni de loin, mais se pencher le plus bas possible pour voir, découvrir, deviner, supposer au plus profond d’un cœur, inconnu ou suspect, la petite flamme immortelle, si l’on ne recule pas devant l’inutilité probable, devant la fatigue de ce premier effort, on s’achemine vers une sympathie plus grande et qui va se dilater à mesure qu’elle verra mieux que son désir de trouver le bien quand même dans l’âme d’autrui n’était pas trompeur.

Rien de superficiel en effet comme notre hâte à porter un jugement défavorable.

Vite nous concluons qu’un homme inconséquent ne saurait être sincère ; nous lui prêtons le mécanisme mort de deux ou trois conjonctions, les « si, » les « donc, » au lieu de réaliser les myriades de petites fibres qui s’entrelacent entre les idées et les actes d’une personne vivante.

Le moyen d’ailleurs de juger un homme sur un geste, une parole de lui que nous détachons, que nous isolons comme une parcelle morte envoyée à l’analyse !

— Puisque j’ai voulu le tuer, dit Tina à M. Gilfil, c’est aussi mal que si je l’avais tué en réalité.

— Non, ma petite, répondit Gilfil, lentement et en laissant un intervalle entre chaque phrase. Il nous vient le désir de faire de vilaines choses que nous ne ferions jamais, tout comme nous rêvons de hauts faits dont nous ne sommes pas capables. Souvent nos pensées sont pires que nous, comme souvent elles sont meilleures. Dieu nous juge tout entiers et d’un regard, non pas comme les hommes sur des sentimens ou des actes isolés. Nous ne voyons pas le tout d’une âme, mais Dieu sait que vous n’auriez pas commis ce crime.

Le tout d’une âme, pour le bien tenir, il faut prendre aussi le tout d’une vie et noyer dans la splendeur des années, —