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qu’elle s’est trompée. Mais tôt ou tard il faut bien que cette heure sonne. Cet homme, ce timide, ce raté, sa femme l’importune à force de croire en lui plus qu’il ne croit lui-même. Plus elle s’exalte à la pensée de l’œuvre future qui doit immortaliser le nom de Casaubon et plus ce malheureux touche sa propre impuissance et mesure amèrement l’inutilité de son immense travail. Pendant des mois, Dorothée copie et catalogue les notes du grand ouvrage qui ne paraîtra jamais, et cependant d’autres soucis, qui viennent aussi d’elle et du naïf égoïsme de sa tendresse, achèvent de faire perdre à Casaubon cette patience indulgente, seule forme de son amour. Alors la jeune femme navrée commence à se rendre compte, non pas qu’elle a mal fait d’épouser ce vieillard, mais qu’elle n’a pas su l’aimer C’est elle qui a tort, et non pas lui.

Tous, — écrit à ce moment George Eliot, — nous sommes nés dans une sorte d’hébétement moral. Comme l’enfant tendu vers le sein de sa nourrice, nous nous figurons que le monde n’existe que pour assouvir notre faim. Dorothée s’était dégagée plus tôt que personne de cette universelle sottise, et cependant au moment même où elle se forgeait une vie de dévouement auprès de Casaubon, elle était bien loin de comprendre l’essence même du dévouement : j’entends de comprendre de cette façon claire qui se confond avec le sentiment, de saisir et de réaliser une vérité comme nos sens atteignent l’objet de leurs intuitions. Elle ne comprenait donc pas que son mari était aussi bien qu’elle, dans son propre moi, un centre d’où la lumière et les ombres tombaient forcément d’une façon différente.

En d’autres termes, jusqu’ici, dans ses rêves charitables, Dorothée ne sortait pas d’elle-même et par un égoïsme involontaire ramenait à elle l’objet de son dévouement. Elle ne s’était pas mise, — et le pouvait-elle ? — à la place de cet homme déjà mûr et qui n’avait jamais été jeune, elle n’avait pas cherché à deviner ce qu’il pensait de lui-même, et le jugement qu’il portait sur les impuissances de son propre esprit, de son propre cœur. Bonne, charitable, généreuse, elle commence à peine à entrevoir que la véritable sympathie nous dépouille de nous-mêmes, nous défend de nous regarder comme le centre du monde, et nous transporte autant que possible en chacun de ces autres centres d’où l’une après l’autre toutes les perspectives de nos idées et de nos sentimens sont changées.

Mais on n’arrive pas d’emblée à cette intelligence pourtant très simple des choses. Il y faut beaucoup de vertu et sans