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une sympathie qui ne sera plus seulement un plaisir comme tantôt, mais un devoir. Cette constante pensée que notre présence ici-bas est quelque chose de sérieux et que la moindre de nos attitudes peut avoir des conséquences importantes, se concrétera, s’humanisera pour ainsi dire en une forme plus souriante du devoir et ce sera encore de la sympathie. Ainsi le meilleur et le plus vrai de cette âme riche et complexe la conduit au même but. La sympathie que nous allons mieux décrire, est tout ensemble, pour George Eliot, doctrine d’art et philosophie de la vie. « Ma propre expérience et le développement de ma nature rendent chaque jour en moi plus profonde la conviction que notre progrès moral a pour mesure le degré de notre sympathie pour les souffrances individuelles et les joies individuelles du prochain. » Ces lignes suffiraient presque à définir en George Eliot et la femme et l’écrivain. Retenez en particulier la façon dont elle redouble cette dernière épithète : individuelles. C’est en effet le trait distinctif qui, talent et morale, classe et définit George Eliot.


IV

Aucune doctrine n’a fui plus obstinément cet orgueil qui impose à l’homme l’ambition décevante d’une impossible vertu. Aucune n’a été plus simplement, plus modestement et j’allais dire plus bassement humaine. Une page perdue à la fin de Romola, mais essentielle, suffirait à nous le montrer.

Déçue, lassée, accablée par ses souvenirs, « comme sous le poids de deux ailes brisées, » Romola laisse aller sa barque à la dérive et ne pouvant parvenir à lire un « message d’amour » dans l’immensité de la mer et du ciel qui l’entoure, elle se prend à désirer qu’un courant plus fort la mène vite au néant final. Mais bientôt la barque touche le rivage. On entend la plainte d’une enfant abandonnée. Un peu plus loin, un village assailli par la peste se désole et attend la mort. Il n’en fallait pas autant pour chasser le cauchemar, et déjà la jeune femme est à l’œuvre, soignant les malades, rendant du courage aux désespérés ! Autrefois, quand elle faisait du bien autour d’elle, elle s’entraînait à la pensée qu’il fait bon vivre pour alléger la souffrance d’autrui. Maintenant elle ne raisonne même plus. Toute sa nature lui crie de partager la vie de ceux qui l’entourent. Autrefois, des considérations étrangères, « des liens artificiels, le mariage,… la