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définir. Une de ses amies, miss Edwards, qui passa avec elle les derniers jours de l’année 1870, raconte que George Eliot et Mme Bodichon étant allées au service de Noël dans une église anglicane, furent toutes deux ravies de la musique et des chants. Mais quand il lut question de retourner à cette église pour l’office du soir, George Eliot trouva un prétexte pour n’y pas aller et là-dessus miss Edwards ajoute cette réflexion que je sens très juste : « Tandis que Mme Bodichon n’avait jamais assez d’une chose qu’elle aimait, et que sa fiévreuse énergie rêvait toujours d’une expansion nouvelle, la nature de George Eliot avait vite besoin de repos. Elle ne tenait pas à sortir d’elle-même pour se mettre en quête d’une émotion. »

À ce point de vue et dans les circonstances où elle se trouvait, ces vacances de Genève lui allaient à souhait. Qu’on y pense. Elle qui aime tant et qu’on l’aime et qu’on le lui montre, elle attend depuis si longtemps qu’on s’aperçoive de ce besoin et qu’on y réponde. À la maison, constamment dévouée, on a cru trop souvent que ce dévouement était à soi-même sa récompense ; au dehors, curieuse de toute science, ses amis, heureux de parler idées avec elle, ont oublié aussi, je crois, qu’à ce cœur de femme les livres ne pouvaient suffire. Voici enfin que, dans une petite pension bourgeoise, en face d’un splendide paysage, elle n’est plus qu’une convalescente à qui les longs repos sont commandés, auprès de qui, bientôt, tout le monde s’empresse. Car on a vite compris que cette gravité encore un peu douloureuse cachait un cœur admirable, et ils sont tous aux petits soins, la bonne propriétaire et les hôtes de la pension et la chère vieille trotte-menu qui sert de femme de chambre, Mlle Faisan.

Rien ne lui réussit comme cette cure de bonheur. « Je me croirai bientôt en paradis, écrit-elle. Ici on oublierait qu’il y a sur terre des gens qui peinent, qui souffrent et sont dans le besoin. » Au bout de quelque temps, ce fut mieux encore. Elle dut changer de pension et s’installa dans une ancienne maison de la rue des Chanoines, chez les d’Albert. Il n’y a plus que trois personnes à s’occuper d’elle, M. et Mme d’Albert et la petite servante Jeanne. Mais elle gagne au change. Ses hôtes sont plus cultivés que les pensionnaires de la villa Plongeon, et d’ailleurs, cette intimité plus étroite, à portes fermées, lui plaît tout à fait. « Mme d’Albert prévient mes désirs et me traite en enfant gâtée… Je puis presque dire que cette dernière quinzaine est