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Chez George Eliot, ce travail datait de loin. Certaines natures sont naturellement religieuses, elles ont sans difficulté le goût des choses pieuses, la facilité de prier, le besoin d’une communication familière avec Dieu. Semblable en ce point à des chrétiens admirables, George Eliot n’était pas de ces âmes, mais elle se figura par malheur que l’essentiel de la religion consistait dans une attitude de l’esprit et du cœur à laquelle elle ne pouvait arriver sans se contrefaire elle-même. C’est le prestige du protestantisme, et c’est aussi sa faiblesse, que cette religion, pour s’accorder avec ses origines et ses principes fondamentaux, doit être presque exclusivement intérieure. Aristocratique, en dépit de lui-même, il ne saurait convenir qu’à un nombre, en somme peu considérable, d’êtres choisis. Plus, en effet, il tend à se détacher des formes sacramentelles et de l’intermédiaire du prêtre, plus il se restreint à certaines âmes assez hautes, fortes et saines pour se passer de tout appui humain dans leur ascension vers le parfait. Certes, rien n’est plus beau que de réduire ainsi tout le drame de la conscience, selon la formule de Newman encore anglican, à un dialogue entre les deux seuls personnages qui comptent pour chacun de nous, Dieu et nous-même. Le premier acte où le pèlerin Christian réveillé s’aperçoit et se désole de l’absence de Dieu, le second où il cherche cet unique bien, le troisième enfin où il le trouve, personne ne peut méconnaître la grandeur pathétique, l’intérêt poignant de cette sublimé aventure. Mais cela ne saurait être l’histoire de tous. Il n’est pas exact que tout le monde souffre ainsi de l’absence de Dieu, — j’entends d’une souffrance réelle, — et il est encore moins exact qu’une fois blessé de la conscience de cette détresse, il soit facile à chacun de retrouver la grâce perdue.

George Eliot n’avait reçu pour sa part qu’une très maigre mesure de ces dons et facultés naturelles qui ouvrent l’âme toute grande, toute vibrante aux influences religieuses, et, comme dirait Dinah Morris, aux « visites de l’Esprit. » « Ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a pas entendu » ne pouvait avoir pour elle qu’un attrait de devoir et de raison. Passionnément, de toutes les forces de son être, elle s’intéresse à « la figure de ce monde, » dont le mystique tend au contraire à se détacher. Regarder, regarder encore les hommes et les choses qui l’entourent, son instinct le plus spontané la mène, la ramène toujours là. Là est sa vie, son activité naturelle, tellement naturelle