Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

César a pesé les chances : « Je ne veux pas faire le bravache ; mais, par aventure, mes ennemis se pourront repentir des trahisons qu’ils m’ont faites. » Quelle trahison pire que celle des Orsini, dans l’affaire de Cagli, où ils ont failli mettre en pièces les gens de don Ugo ? « Eh bien ! vois comme ils se gouvernent : ils tiennent des pratiques d’accord, ils m’écrivent de bonnes lettres, et aujourd’hui doit venir me trouver le seigneur Pagolo, demain le cardinal ; e cosi mi scoccovcggiono a loro modo. Mais moi (la suite des événemens a fait de cette phrase toute simple une phrase terrible), moi, de mon côté, je temporise, je prête l’oreille à toute chose, et j’attends mon heure. »

Ce que le duc a à cœur de prouver, c’est que non seulement il est le plus fort, mais qu’il est fort. Et Machiavel l’estime tel pour deux raisons : « Je n’ai rien d’autre à écrire à Vos Seigneuries, sinon que, si elles me demandaient ce que je crois de ces mouvemens, je répondrais, præstita venia : je crois que, du vivant du Pontife, et en maintenant l’amitié du Roi, cette fortune ne lui manquera pas dont il a joui jusqu’ici ; parce que ceux qui ont donné ombre de vouloir être ses ennemis ne sont plus à temps de lui faire grand mal, et y seront moins demain qu’aujourd’hui. » Mais il y a, dans la force de César, un point faible, que Machiavel touche avec une égale sûreté ; et c’est justement cette grande part qu’y a « la fortune. » A la vérité, son État « n’est bâti que sur sa bonne fortune, de laquelle a été cause, avec l’opinion certaine que le Roi lui subvenait de gens d’armes et le Pape d’argent, une autre chose qui ne lui a pas fait moins beau jeu, et qui est le retard apporté par ses ennemis à le pousser. » Sur quoi, le secrétaire répète : « Je crois qu’ils ne sont plus à temps, pour lui faire beaucoup de mal. » Le plat pays (la terra) qui « a les forteresses dans le corps » se tiendra en paix, tout ou presque tout.

C’est ainsi que Machiavel en juge, d’après les indices qu’il recueille péniblement. Car de tirer du duc plus que ce qu’il veut perdre, il n’y faut pas songer. On ne lui « entre pas dessous, » même en faisant le possible et l’impossible pour s’avancer dans ses bonnes grâces jusqu’à lui parler domesticamente. D’abord, on ne lui parle pas domesticamente ; et, en tout cas, César ne parle point : « l’ami qui parle, » lui-même, ne parle guère, ou ne parle beaucoup que par ordre, et pour ne dire guère. La même note revient sans cesse, de plus en plus