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cette apparence de contrainte qui grandit toujours. Elle n’avait jamais eu beaucoup de spontanéité, mais le peu qu’elle en avait ne tarda pas à disparaître. Elle essayait de faire pour elle-même ce que les personnes religieuses attendent de Dieu. »

La remarque paraît juste et nous ne devons pas la négliger. Gardons-nous cependant d’exagérer l’intensité de cette lutte morale dont parle Hutton et dont la figure de George Eliot, à la fois majestueuse et légèrement tourmentée, donne par momens l’impression. Ces dehors austères et cette façade puritaine indiquent plus de gravité que de vertu. Pas plus que la frivolité naturelle, une certaine facilité innée de tout prendre au sérieux n’exige un long apprentissage, et il n’est pas évident que ce don de naissance apporte avec soi la promesse d’un avancement rapide dans cette carrière où le progrès se mesure à la vivacité et à la générosité de l’effort.

À Dieu ne plaise cependant que je réduise la vertu de George Eliot à des apparences, et encore moins que je songe à évoquer un souvenir triste que ses amis veulent oublier ! Si elle n’a pas eu la passion héroïque du bien, elle en a eu le souci presque constant, et cette préoccupation, qui exigeait d’elle une inquiète surveillance sur ses actes, a pu mettre encore moins de liant dans ses gestes et, dans toute son allure, moins d’abandon. Je voulais seulement montrer que, par cette demi-sévérité et contrainte naturelle, par ce besoin de correction, par tant d’autres signes enfin, elle se rattache à la race austère, triste et un peu massive dont elle sort. Chrétienne ou incroyante, vertueuse ou non, j’ai simplement voulu dire, comme cette jeune fille de Genève, que, avec elle, il fallait rompre une première glace, et que, pour être pris par elle, il fallait « la regarder dans les yeux. »

Il semble bien en effet que de tout ce qu’il y avait d’ardeur et de passion chez George Eliot, ses grands yeux seuls aient laissé voir quelque chose. Ici encore, ne nous laissons pas égarer par le fantôme de ses héroïnes et surtout de Maggie. Pas n’est besoin de pénétrer bien avant dans cette âme pour trouver un solide fondement de sérénité, d’équilibre et de mesure. Mais en revanche, elle eut toujours ce tumulte de sensibilité qui donne aux autres ; et parfois nous donne à nous-mêmes l’illusion des grandes passions.

Au-dessous de cette surface changeante, vite troublée et vite calmée, circule sans interruption et sans lièvre un large courant