Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/796

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en venant à George Eliot ; et voici qu’avant même le premier abord, sur la foi de ses disciples, notre maître nous fait trembler.

Mais n’allons pas nous décourager trop vite. Vue de plus près, dans le détail de sa longue formation, cette vertu nous paraîtra plus compatissante et moins rigide, peut-être même la verrons-nous sourire à la pensée de tant de faiblesses qui la rapprochent de nous, si bien qu’enfin l’image que nous garderons d’elle se confondra insensiblement avec celle qu’évoquait déjà la lecture d’Adam Bede et de Middlemarch.

Il nous faut cependant renoncer à trouver en elle la grâce facile, le charme pliant, l’abandon, la verve, le prime-saut du cœur, enfin toutes les séductions qui s’ajoutent à la tendresse comme l’esprit à l’intelligence, et, sans lui donner plus de profondeur, la rendent plus attrayante. La barre puritaine qui marque ce front le laissera toujours grave. Quand, très jeune, on lit George Eliot pour la première fois, volontiers on l’identifie avec cette Maggie Tulliver, étourdie et passionnée, intense et légère. De fait, il y a un peu de Maggie en elle. Son père n’est pas Anglais, et nous retrouverons quelquefois, chez Marie-Anne Evans, la fougue et l’impulsiveness du pays de Galles, mais enfin, qu’on me pardonne de le dire, nous retrouverons aussi en elle quelque chose de tante Glegg, comme, par exemple, une certaine raideur de doctrine morale, le calme et l’épaisseur du bon sens. Complexité remarquable, mystère fascinant de cette vie, ces deux séries d’élémens vont peu à peu se fondre et concourir à l’achèvement d’un talent fait de douceur et de force, d’une morale dont la sévérité se tempère d’indulgence et de sympathie.

« Cette dame est trop sévère, disait d’elle une jeune fille qui venait de déjeuner à côté d’elle, chez des amis, je crois que je ne l’aimerai guère. » George Eliot rapporte elle-même ce propos, et elle ajoute : « Dès que je lui ai parlé et qu’elle a pu me regarder dans les yeux, elle a senti qu’elle m’aimerait. »

Dans une étude un peu tendancieuse, mais d’ail leurs admirable, R. H. Hutton raffine, je crois, sur cette apparence de raideur, solennelle et triste. Il pense y découvrir la conséquence du pénible et constant effort que George Eliot, incroyante, devait s’imposer pour trouver en elle-même une loi morale et un attrait désintéressé vers le bien. « La conception de cet idéal remplit, dit-il, sa correspondance. Évidemment George Eliot était à elle-même son Dieu,… son législateur, son juge, son sauveur. De là