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qu’y a-t-il de mieux que de faire l’amour[1] ? » Scipion ne se mêlait pas à cette jeunesse bruyante et ne prenait aucune part à ses divertissemens. On était fort étonné de le voir vivre à l’écart, s’entourer de gens sages, lire assidûment les livres que son père avait rapportés de la Macédoine, et n’avoir d’autre distraction que la chasse, dont il avait pris le goût dans les parcs immenses du roi Persée. Un peu plus tard, lorsqu’il eut été mis en possession de la fortune des Scipions, il donna bien d’autres sujets de surprise. Sa mère Papiria avait été répudiée par Paul Émile, et comme, après le divorce, elle n’avait plus de quoi tenir son rang dans les assemblées publiques, elle ne sortait plus de chez elle. Son fils, devenu riche, lui donna une partie des bijoux, des équipages, des esclaves qu’il avait trouvés dans la succession. Cette libéralité lui fit grand honneur parmi les dames romaines. Elles levèrent les mains au ciel et lui souhaitèrent toute sorte de biens, quand elles virent Papiria reparaître dans une fête solennelle avec son train de maison d’autrefois, « et l’on juge bien, dit malicieusement Polybe, que la réputation de Scipion fut grande, puisque les femmes, qui naturellement ne savent ni se taire ni se modérer dans ce qui leur plaît, se mêlaient d’être ses panégyristes[2] . » Il en usa de même avec ses sœurs, dont il paya la dot en une fois, quand il pouvait le faire en trois échéances, et avec ses frères, auxquels il abandonna la fortune entière de Paul Émile, tout en gardant pour lui la plus grande partie des frais des funérailles. « Cette conduite généreuse, ajoute Polybe, aurait été admirée partout ; mais elle le fut davantage à Rome, où l’on ne se dépouille pas volontiers de son bien. » Ce qui devait surprendre encore plus que tout le reste, c’est le peu d’empressement qu’il témoignait pour la vie publique, quand le moment vint pour lui de s’y faire une place. On ne le voyait pas, comme c’était l’habitude, fréquenter les assemblées populaires, assidu auprès des tribunaux, et chercher l’occasion de se faire connaître en plaidant des procès retentissans. Cette réserve n’était pas une façon de se distinguer des autres et de prendre une attitude, sa nature l’y portait ; elle semblait avoir fait de lui un méditatif, un mélancolique, plutôt qu’un homme d’action, et je suis tenté de croire que, s’il avait été libre d’agir à son gré, il aurait préféré à tout une vie calme, retirée, studieuse, entre

  1. Truculentus, I, 3.
  2. Tous ces détails sont tirés du livre XXIIe de Polybe.