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IV

De tous les grands personnages de l’histoire romaine, Scipion Emilien, qui fut appelé plus tard le second Africain (Africamis minor), est de beaucoup le plus sympathique. Ce serait un charme de raconter en détail sa noble vie ; je n’en dois dire ici que ce qui peut faire comprendre comment il gagna cette grande renommée qu’il mit au service de l’hellénisme et de l’humanité.

Il appartenait aux deux plus illustres familles de Rome, aux Æmilii par la naissance, aux Cornelii par l’adoption. Son père, Paul Emile, le vainqueur de Persée, était un aristocrate de vieille souche, d’un esprit large et ouvert, mais probablement d’un caractère un peu raide, qui ne flattait pas le peuple et n’en était guère aimé. Quoiqu’il eût donné la Macédoine aux Romains, on lui marchanda le triomphe, parce qu’il traitait sévèrement les soldats, et ne les laissait pas piller pour leur compte. Il est vrai que ce qu’il défendait aux autres, il ne se le permettait pas à lui-même. Quoiqu’il fût pauvre, il n’avait gardé pour lui du butin commun que la bibliothèque du roi. Tout le reste fut scrupuleusement versé au trésor de l’Etat, qui devint d’un coup assez riche pour qu’on pût supprimer toutes les impositions.

Son fils n’avait guère que dix-sept ans quand il suivit Paul Emile à l’armée. Il se conduisit vaillamment pendant la bataille de Pydna et y courut de grands dangers. Plutarque raconte que le soir, pendant que les soldats se livraient à la joie, seule la tente du général restait sombre et muette. C’est que le fils n’avait pas reparu après le combat. Quand la nouvelle fut connue de l’armée, les cris de désespoir succédèrent partout aux chants de triomphe. Ce n’est que vers le milieu de la nuit que le jeune homme revint couvert de sang, avec quelques compagnons. « Comme un chien généreux qui s’acharne après la bête, il s’était laissé entraîner trop loin par les délices de la victoire. »

De retour à Rome, après un voyage en Grèce, où il accompagna son père, Scipion attira bientôt sur lui l’attention publique. Les mœurs s’étaient fort relâchées depuis quelques années et les jeunes gens s’y livraient avec ardeur au plaisir. « Les courtisanes, disait Plaute, sont ici plus nombreuses que les mouches, lorsqu’il fait très chaud. » Du reste il n’y trouve rien à redire : « Quand les affaires vont bien et que les ennemis sont vaincus,