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gueux de recrue auxquels il n’a donné que la moitié de ce que le Roi donne, il croit avoir satisfaction et estre asseuré de n’être pas cassé. »

Pour de telles fraudes, jusqu’alors plus ou moins implicitement tolérées, Le Tellier se montra des plus rigoureux ; il cassa sans merci les officiers qui s’en rendaient coupables, convaincu que chez eux « le mal venant de l’avarice, » écrit-il, rien n’était capable de les corriger qu’une sévérité sans exemple. Le cas échéant, lorsqu’il soupçonnait les généraux sinon de complicité, au moins de complaisance, il envoyait des exempts et des archers, munis d’un ordre du Roi, pour arrêter les capitaines et officiers prévaricateurs.

Ce qui justifiait ces sévérités, c’étaient les ruses nombreuses et répétées dont usaient couramment des chefs trop enclins à s’approprier une partie de l’argent qui leur était alloué pour la solde et l’entretien des troupes. C’est ainsi que, lorsque l’intendant ou le commissaire passait la revue d’une compagnie, le capitaine de celle-ci trouvait facilement quelque camarade pour lui prêter les hommes qui lui manquaient et qu’il présentait alors à la revue comme étant les siens ; d’autres fois, il travestissait en soldats des individus quelconques qui, l’inspection finie, déposaient armes et uniformes. On appelait passe-volans ces soldats éphémères, improvisés pour la circonstance. En présence de tels subterfuges, il devenait, on le conçoit, fort difficile de connaître la réalité de l’effectif des troupes, d’autant plus que, pendant les périodes de guerre, les officiers, sur leurs états, portaient comme tués ou disparus les passe-volans qu’ils y avaient fait figurer Cette pratique était, avant Le Tellier, devenue si fréquente que dans l’armée, bien qu’elle constituât un véritable vol envers l’Etat, on ne la regardait point comme un fait infamant. Précédemment, Richelieu avait cependant, à cet égard, eu recours aux mesures de répression les plus rigoureuses ; dès le 23 août 1635, une ordonnance du Roi avait édicté la peine de mort contre les passe-volans et déclaré que toute infraction à cette décision, de la part des officiers, entraînerait, pour ceux qui la possédaient, la perte de la noblesse. Malgré cette ordonnance, malgré les châtimens exemplaires, ultérieurement ordonnés, col abus des passe-volans persista assez longtemps pour qu’on fasse encore couramment à Louvois honneur de sa suppression, alors qu’il avait été très énergiquement combattu par Richelieu, puis par