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seront sur les terres de la République, avant que les Florentins y soient ; et cela ne traînera guère ; ils en veulent gager « un coursier de 50 ducats ! » Au besoin, ils chevaucheront 40 milles par jour, pour se trouver aux portes de la ville, sans que le Roi ni les Dix eux-mêmes aient pu s’en douter. Sortis étonnés de chez César, Soderini et Machiavel étaient sortis épouvantés de chez les Orsini ; il fut résolu que le secrétaire partirait sur-le-champ, tant pour rendre compte oralement à la Seigneurie que pour tirer la chose en longueur le plus qu’il serait possible, comme si l’on en était déjà à compter les heures.

Machiavel ne revint pas à Urbin, et les cinq autres audiences que relatent encore les lettres de Francesco Soderini, l’évêque de Volterra les eut donc du Valentinois seul à seul. Seul et de sa main ces cinq fois-là, sans le secours du secrétaire, il en rédigea le résumé. Sa main, visiblement, est plus lourde, moins sûre, moins nerveuse, moins artiste que l’autre. Dans la peinture que Machiavel a esquissée de César, et que Soderini achève un peu à contre-cœur, il ne fait guère que repasser sur tous les traits, qu’il recharge jusqu’à l’empâtement, mais selon les mêmes lignes, et des mêmes couleurs. Ce qui frappe le plus l’évêque, « vénérable et discrète personne » par état, c’est le secret du prince, qui règne en lui et autour de lui, qui lui fait une cour, non pas de silence, car on y bavarde beaucoup, mais de mystère, car, en y bavardant beaucoup, on n’y dit rien. On n’y dit rien peut-être parce que l’on n’y sait rien, hors le duc lui-même, et encore ne sait-on pas si lui-même sait et quand il sait. « Son Excellence est très secrète. » L’expression ne paraît pas suffisante à Soderini, il cherche plus fort et il trouve quelque chose de presque religieux : « Ce qui est dans le cœur, dans la poitrine du Seigneur » (de ce seigneur, de César). Si secret, qu’avec lui il faudrait deviner ; « mais on ne serait ni commodément pour s’y exercer, ni en sûreté pour en écrire, tant les lettres ont d’endroits où se perdre. » Le duc « écoute peu de gens, délibère lui seul, et juste sur le fait, de sorte qu’avant, ses affaires ne se peuvent entendre. »

Juste sur le fait, au moment d’agir. Comme chez tous les remueurs de peuples, il n’y a pas chez lui d’intervalle, surtout pas d’interruption, entre l’idée et l’acte : comme un Napoléon, comme un Bismarck, César Borgia « pense action. » Si la première de ses caractéristiques est le secret de la délibération, la