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le détail même de l’affaire qui permit à Machiavel de modeler le Prince d’après César ne saurait être pour nous ni inutile, ni fastidieux, comme il le serait, si le Prince n’était le retentissement, la répercussion, la prolongation, infinie jusqu’à l’immortalité, du choc produit sur la personnalité de Machiavel par la personnalité de César Borgia. — César Borgia observé par Machiavel pendant trois mois et demi, la rencontre est unique et vaut qu’on les regarde de tout près manœuvrer sous l’œil l’un de l’autre, si ce n’est l’un contre l’autre.


I

L’impression avait été très grande dès le premier contact. Le 22 juin 1502, la Seigneurie de Florence avait envoyé à César, dès lors qualifié d’ « illustrissime duc de Romagne, » — ad illustrissimum Ducem Bomandiolæ, — Francesco Soderini, évêque de Volterra, auquel elle avait adjoint Machiavel, dans une position mal définie, mais inférieure et correspondant au poste secondaire qu’il occupait comme secrétaire d’une des chancelleries. La République s’inquiétait des succès de César, dont l’ambition apparaissait maintenant sans limite comme sans frein et sans scrupule. On voyait sa main dans toutes les intrigues, même quand il les désapprouvait bruyamment, comme la rébellion d’Arezzo, dont il rejetait la faute sur le zèle indiscret de ce mauvais compagnon, Vitellozzo Vitelli. Il avait beau dire : il était désormais pour la Seigneurie un homme à« surveiller de près, sous prétexte de l’honorer et de lui marquer de l’amitié. » Et c’était pourquoi on lui détachait, avec l’évêque de Volterra, personnage considérable, mais observateur médiocre, ce Niccoló Machiavelli qui, tout au rebours, n’étant qu’un personnage médiocre, était un observateur incomparable.

Tous deux, l’évêque et le secrétaire, arrivèrent le 24 juin à Urbin, où se trouvait le duc. Il les reçut tout de suite, « vers deux heures de nuit, selon sa coutume, dans le palais qu’il habite seul avec peu de gens, et dont la porte est la plupart du temps fermée et bien gardée. » Deux heures aussi, il les retint, parlant beaucoup, et jouant tout son jeu. Il fut aimable : il se réjouit de leur visite, pour l’amour qu’il portait à la cité et le désir qu’il avait de s’unir à elle. Il fut ironique : il les remercia de leurs félicitations, mais leur fit entendre « que son