Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendu Marat, en 1788, lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques, aux applaudissemens d’un auditoire enthousiaste. » C’est une voie par laquelle se sont « propagées » les idées, et, d’autant que la parole a plus d’action que l’écriture, je ne sais si cette propagande par le commentaire oral n’a pas pénétré plus profondément que ne fait aujourd’hui la lecture de nos journaux, ou celle des « discours » et « déclarations » qu’à grands frais nos ministères font afficher sur les murs de nos communes.

Je ne me dissimule pas, après cela, que sur cette question des « rapports des philosophes avec le peuple, » M. Roustan n’a rien apporté de décisif. Mais on ne lui en saura pas moins de gré d’en avoir montré toute l’importance. « L’opinion, écrivait Voltaire en 1766, gouverne les hommes, et les philosophes font petit à petit, changer l’opinion universelle, » et ailleurs : « Il faudra bien pourtant que les Welches arrivent à la fin… car l’opinion gouverne le monde, et les philosophes, à la longue, vergounent l’opinion ; » et ailleurs encore, en 1767 : « Encore une fois, c’est l’opinion qui gouverne le monde, et c’est à vous, philosophes, de gouverner l’opinion. » Mais quelques « philosophes » plus sceptiques, pensent que cette opinion même est une opinion de « philosophes, » ou d’ « intellectuels ; » et ils aimeraient qu’on en fît la preuve. On n’aura point de peine à la faire pour les « bourgeois » ou les « gens en place. » Nous concevrons très aisément qu’une « opinion » de Voltaire ait modifié, sur une question de morale ou de politique, l’opinion de Turgot ou celle de Malesherbes, et nous ne serons pas étonnés de retrouver sous la plume de Beaumarchais, je veux dire de l’horloger Caron, une « opinion » de Diderot. Mais « le peuple ? » et toujours « le peuple ? » c’est-à-dire le nombre, et c’est-à-dire la force, où est la preuve d’une influence qu’aurait exercée sur ses résolutions, ou sur ses mouvemens, une opinion d’Helvétius ou du baron d’Holbach ? A-t-il eu besoin d’eux pour trouver, sous l’ancien régime, sa situation lamentable ? et ses revendications ne sont-elles que celles que les « philosophes » ont insinuées ou approuvées ? Telle est la vraie-question, la question capitale, la seule question, — et d’ailleurs, la question insoluble. La philosophie des Idées forces ne nous a pas encore expliqué comment, dans quelles conditions, sous quelles influences, les idées se transforment en motifs ou en