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demain, contre un livre aussi parfaitement inoffensif que les Mœurs, de l’avocat Toussaint, on déploiera toute la rigueur des lois. Les philosophes ne mettaient pas hier de mesure ni de discrétion dans l’éloge qu’ils faisaient du prince, qui pourtant était toujours Louis XV, et voici qu’ils n’en mettent pas davantage aujourd’hui dans la satire ou même dans l’invective. C’est que l’on ne peut pas réussir à s’entendre, mais de part et d’autre, on est mécontent, dépité, furieux de ne pas s’entendre. Et, de ce point de vue, tout s’éclaire, si je ne me trompe ! On comprend l’importance que les « philosophes » attachent à ne pas laisser se répandre le bruit qu’ils sont des révoltés. Mais on comprend d’autre part l’intérêt du Pouvoir à ne pas laisser s’accréditer en France et en Europe l’opinion qu’il aurait contre lui les Voltaire, les Diderot, les Montesquieu et les Rousseau, les Buffon, les d’Alembert, et généralement tous ceux qui dans le monde font en quelque sorte le décor apparent et la réelle gloire du règne. C’est ce double ou réciproque intérêt qui règle, au XVIIIe siècle, les relations des « philosophes » avec le Pouvoir ; ils voudraient pouvoir se servir les uns des autres ; et, bien loin d’y répugner, il y a deux cents ans qu’ils en cherchent les moyens, mais ils ne les ont pas encore trouvés, et ces moyens n’étaient pas en effet très faciles à trouver.

En attendant, on s’explique la sollicitude inquiète, le soin jaloux et quotidien, avec lesquels, tant d’années durant, Voltaire, par exemple, a pris soin d’entretenir ses relations avec les « gens en place. » Il a ses correspondans à tous les étages de la société, auxquels il demeure fidèle, même quand ils se brouillent entre eux, comme d’Alembert et Mme du Deffand ; et il sait bien les raisons de sa fidélité ; mais ceux qu’il traite le mieux, ce sont toujours ceux qui sont en place, parce qu’ils sont en place, et parce que, d’être en place, c’est toujours exercer du pouvoir. Lisez là-dessus ses lettres au maréchal de Richelieu, mais surtout, dans les vingt dernières années de sa vie, ses lettres à Damilaville, qui n’est qu’un simple commis au bureau des vingtièmes, mais qui a la contreseing ou la franchise postale, dont on n’ouvre pas la correspondance, et qui le matin, quand il arrive à son bureau, sort le papier de sa poche, le déplie, et annonce à ses subordonnés attentifs : « Messieurs, une lettre de M. de Voltaire !… » Si d’ailleurs la vie de Voltaire nous est mieux connue que celle des moindres encyclopédistes, on sait cependant que ceux-ci ne