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réellement compté, je n’ai pas reçu 50 000 livres… S’obliger ou devoir sont deux choses fort différentes selon la nature du créancier… L’homme le plus scrupuleux ne doit pas tendre aveuglément le col au glaive de l’usure. » Mais pour réduire ces dettes dans ces proportions, il était nécessaire que les juifs ne pussent autoriser leurs créances que de la signature d’un mineur ; elles devenaient exigibles en leur entier, dès qu’un tiers majeur et solvable les avait cautionnées. Tel était le cas de plusieurs lettres de change souscrites par Mirabeau ; à l’époque de son mariage, son cousin de Limaye-Coriolis lui en avait garanti pour 12 000 livres ; plusieurs autres portaient des signatures aussi valables ; au total, le chiffre n’en allait pas très haut. Comme Mirabeau se transplantait à Manosque, il reçut l’aveu de Daniel Beaucaire que, de son propre mouvement, le marquis de Limaye-Coriolis venait de cautionner la totalité de ce que lui, Mirabeau, devait audit juif, soit 50 000 livres. Dans quel dessein ? on le devine. Joueur, prodigue et débauché, M. de Limaye avait dû fatiguer la main de l’usurier, et, réduit aux extrémités, il lui avait garanti les dettes de Mirabeau afin d’obtenir de nouveaux prêts. Calcula-t-il encore moins noblement ? C’est improbable. Mais il se trouva qu’en fait, les liens qui unissaient sa femme à son cousin Mirabeau faisaient une obligation d’honneur à celui-ci de ne pas désavouer cette caution trop officieuse ; et l’usurier, pour précipiter les effets et tirer tout l’avantage de sa combinaison, s’étant hâté d’en avertir Mme de Limaye, il fallut tirer le tout au clair. Le marquis reçut de sa femme quelques taloches et coups de pied, et le comte fut mis en demeure d’assumer seul toute la faute. C’était une maîtresse femme que leur femme et maîtresse, belle, grande, forte, hardie, adonnée aux exercices virils. Cinq ans plus tard, nous la voyons courir à cheval les grandes routes, en habit d’homme, et forcer de nuit les portes du couvent de Mme de Cabris à Sisteron. Elle écoutait volontiers « plaisanteries et gaudrioles » ; et ce que ni vigueur, ni adresse, ni cajoleries ne lui obtenaient, elle le payait de sa personne : ultima ratio mulierum. Emilie l’entendit aussitôt crier à la trahison et au dol. Pour couper court, Mirabeau s’était empressé d’offrir à sa cousine une déclaration dûment écrite et signée de sa main qui, sur son honneur, l’eût constitué « débiteur envers le marquis de Limaye des sommes dont celui-ci rapporterait les lettres de change acquittées, et de leurs intérêts au 5 pour 100, pour le cas, où