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si vous voulez faire quelques réflexions sur les causes de votre situation, vous serez moins prompt à faire des reproches à ceux qui pourraient croire avoir des droits à votre reconnaissance.


Emilie n’avait-elle pas suggéré à son père d’adresser à son mari cette réprimande nette et précise ? Il est certain qu’elle n’essayait plus d’agir sur Mirabeau que par des biais, en lui attirant les censures des personnes qu’il redoutait le plus. Elle entretenait à son insu avec son beau-père une correspondance qu’elle avait sollicitée et dont elle avait indiqué les voies et moyens. A la longue, Mirabeau eut quelque soupçon de la conduite double de sa femme, et il surveilla ses allures. La vie en commun devenait orageuse. Avec frénésie, il s’enfonçait dans l’étude, ou chassait, ou prenait dans le voisinage des plaisirs auxquels « le fatal phénomène de sa constitution physique » l’entraînait sans doute, mais qui affligeaient cette jeune mère mal préparée à de certains sacrifices et à de certaines austérités. Elle n’avait de confident de ses chagrins qu’un étranger, à la vérité assidu, compatissant et même tendre, le chevalier Laurent-Marie de Gassaud. Il était de son âge, de taille haute et bien prise, avec une grande, belle et douce figure. Sa garnison était proche de Valence, à Tournon ou à Tain. Quand son service l’appelait à Paris, il logeait à l’hôtel des mousquetaires. On ne savait pas qu’il s’y fût jamais débauché. M. de Gassaud fréquentait ponctuellement les mardis de l’Ami des Hommes, assemblées pédantes et ennuyeuses d’économistes où il savait se taire et paraître écouter. Cette bonne tenue était une marque de vertu pour le marquis de Mirabeau, qui en manifestait sa satisfaction à son frère le bailli : « Le jeune Gassaud est toujours des miens tous les mardis, et je me trompe fort, ou ce jeune homme est bien sage et du bois dont on fera un jour un père de famille, homme d’un vrai mérite (20 avril 1771). » Les Gassaud habitaient Manosque ; et Manosque était la ville pour les châtelains et les villageois de Mirabeau. On n’y estimait personne plus que ces honnêtes gens. Leur famille se composait dudit oncle, des père et mère, d’une tante et des trois sœurs du mousquetaire. MM. de Gassaud oncle et père, tous deux officiers d’infanterie, et portant l’un et l’autre le titre de chevalier, étaient d’une noblesse peu antique et de robe ; mais à la bien considérer, elle ne le cédait guère qu’en prétentions et en visées à la noblesse